Sauce G. Perec: Je me souviens

Je me souviens du marc, de la terre tord-boyaux arrosant mes plates-bandes moissonnées.

J’ai oublié comment elle marchait.

 

Je me souviens des iris rouges et des regards bandés derrière les doubles rideaux à découper.

J’ai oublié comment elle souriait.

 

Je me souviens de ses seins jaunes, des bras veinés restant derrière le portail qui grince.

J’ai oublié comment elle étreignait.

 

Je me souviens de la fontaine, de sa cruche, et du moi, noyée dans ses ruisseaux néphrétiques.

J’ai oublié comment elle pleurait.

 

Je me souviens des flammes de ses mains et des braises dégoulinant de ses baisers coupables.

J’ai oublié comme elle embrassait.

 

Je me souviens des souvenirs malingres et des amours tondus, jetés dans la fosse sceptique.

J’ai oublié comment elle choyait.

 

Je me souviens des doigts crochets, des mains ébréchées enroulées autour des seringues lancées aux cieux.

J’ai oublié comment elle soignait.

 

Je me souviens des chairs tronquées, des oreilles cabossées par des gifles, soufflées dans mes cheveux mort-nés.

J’ai oublié comment elle maternait.

 

Je me souviens des airs de poupée docile et des jambes repliées sous la couette grignotée par les nuits sans étoiles.

J’ai oublié comment elle protégeait.

 

Je me souviens des dents câlines et des appareils Dantaires jonchés sur mes espoirs repoussés.

J’ai oublié comment elle nourrissait.

 

Je me souviens d’être née pourtant, entre deux coliques et deux secrets de famine, balancée dans un fossé de campagne.

J’ai oublié comment elle aimait.

 

Je me souviens de trop ou de si peu, de rien, après tout.

J’ai oublié d’oublier sur tout.

 

 

 

 

CLIC: (art by Betty Alazraki)