Recyclage PARANOïaque

Je suis un marin, une femme comme un homme de la mer, une créature des falaises, un être des rivages. Je parcours le monde naval, aimée de bélugas fantômes, adulée des coques joufflues de navires pirates, adorée des lames des profondeurs bleuies par des cieux souvent peu cléments. Jamais je n’ai connu ce silence aquatique. Bulles d’oxygène autour de moi, banc de poissons plats comme la surface que je ne rejoins plus.

De la Pointe du Raz au creux des vagues, nous voici maintenant des milliers.

 

Les algues vertes dissimulent la multitude mais l’odeur  pestilentielle que je perçois m’avise que nous sommes très nombreux. Ma dernière traversée n’est pas très solitaire et la course n’est pas gagnée d’avance. Un bras enlace une méduse mais je ne vois pas le corps qui s’y rattachait auparavant. Mon regard se porte alors sur des jambes sectionnées qui flottent au-dessus de ma tête. Je crois que je suis entière, mais si peu unique. Le courant emporte le troupeau de quidams vers une destination sans destinée, sans compas, ni sextant.

Les vagues semblent entamer une danse dantesque et la nacre des couteaux sous le sable des fonds renvoie une lumière qui filtre les varechs. J’aperçois alors des chemises, des pantalons, des ceintures, des chaussettes, des chaussures… Je reconnais le blason, les étoiles, les épaulettes chargées, les casquettes, les médailles, les bérets, les tabliers, les drapeaux, les nappes cirées, les vernis, les peaux…

 

Quelques spasmes de mes émules, pas de sanglots dans l’eau mais je remarque quelques faciès pleins de jérémiades et autres complaintes désespérées. Un banc de barracudas me précipite dans une autre nasse, celle-ci brasse des peaux abîmées par le sel et l’eau, la putréfaction est obscène. Le monde estompe les vies comme sur un dessin brouillon à jamais imparfait. Le magma des autres m’étouffe, je suis prise de panique mais ne puis bouger. L’opacité n’a pas de sillages et mes sens sont encombrés des corps en décomposition. Mon frère à la tête d’hélice, ma mère majorette sur un radeau, mon compagnon de lit sans poupe, ni proue. Sans Prestige, je dérive avec les huiles et les hommes. Bientôt la clameur du vent attire mon attention, l’appel de la grève se fait sentir. La houle amène plus de dépouilles, un charnier maritime se dévoile enfin sous mes yeux globuleux.

Dans un dernier soubresaut, je vois une masse de goélands et mouettes rieuses plonger et déchiqueter la nuée viscérale qui jonche le sable. Mes acolytes méphitiques gisant sur les gravillons rappellent l’exode des vivants, la mousse a recouvert les cheveux, les dents, les ongles. Un brouillard blanc descend de la Pointe du Van et prophétise un froid de basse-fosse. Le dernier ressac me jette sur quelques morceaux humanoïdes, deux méduses, trois bars et quelques puces d’eau, c’est donc ici que tout se termine. À moins que ce soit le début.

 

Je vis la légende de la baie des trépassés et je gis au milieu de mes compagnons, survivante et souffreteuse. Bientôt, je meurs, comme eux, plus qu’avec eux.

 

 

(écrit sur parano.be)

(art by Oberschlake)