J’ai enfin réalisé le rêve de toute bonne assistante de direction, j’ai fourni à mon boss un exemple de fierté face à sa propre hiérarchie… Grâce à mon zèle et mon attitude « repositivée » (la fin du contrat approchant, j’ai commencé à sourire), il a su démontrer à plusieurs intervenants que la solution était évidente mais que les vecteurs de réflexion étaient sans issue.
Grâce à mon analyse et intervention de dernière minute, il a donc pu relever son buste et aérer son ego déficient depuis des mois. Suite à son exposé, la Grande Boss a acquiescé (d’habitude, elle grogne), les autres boss des différentes unités concernées ont, pour la majorité, congratulé mon boss et, le sourire de victoire sur ses lèvres trop fines, il a fini par me regarder en coin (de face aurait signifié une trop grande confiance et un déplacement des félicitations impensable en temps de crise au sein d’une hiérarchie aussi pesante) ce qui a affirmé mon appartenance à son unité en terme de territoire. Nous étions unis dans l’effort… Soldats sous les bombes, soutenant le corps mutilé de l’autre…
Après cet orgasme de félicité bureaucratique, dans l’ascenseur, il y a eu un passage, imbibé de silence, de recueillement et de recul sur la situation, mon boss contenant son euphorie, moi, commémorant ses instants de jouissance dans mes yeux, encore et encore, je me repassais ces images sublimes. Puis il a appuyé fermement sur le numéro six, celui correspondant au passage secret de notre quartier général.
Dans le couloir qui mène à nos bureaux adjacents, mon boss m’a adressée un compliment (il ne m’avait seulement pas dit bonjour en deux ans et trois mois de mauvais et déloyaux services), m’a conseillé de finaliser ce document (ce qui signifie en langage décodé; j’aurais pu deviner moi même mais je vous ai laissé votre chance, je vais vous aider à parfaire ce document et après mes contributions, ce sera parfait, un vrai travail d’équipe…) et m’a encouragée à finir les statistiques pour une toute autre tâche avant cet après midi (vendredi, dois je le rappeler).
Je crois avoir enfin trouvé une nouvelle voie au sein de cet univers de papier et de verre, il semble que ma capacité à réaliser des travaux d’une sensibilité politique aussi mondialement importante que celle de la prochaine réunion des vétérans des tirailleurs sénégalais, puisse aider un pauvre fonctionnaire (6500€ NETS par mois quand on est névrosé…ça ne sert à rien..) en fin de carrière, j’aurais donc été utile une fois, une fois seulement au bon fonctionnement d’une organisation humaniste et universaliste, j’aurais donc contribué au dénouement d’une situation obscurantiste et désespérée… mon quart d’heure de gloire vient de se dérouler.
Oui, grâce à mes connaissances approfondies en un logiciel aussi pointu que Word, grâce à mon habileté à manipuler une fonction aussi difficile que le « track changes » (nom de code : TRACK CHANGES), grâce à ma perspicacité face à des pièges d’une torride perversité, j’ai su délivrer un texte de Loi du joug de sa propre perplexité et démontrer au monde combien une petite âme servile peut faire avancer une machine puissante vers une prospérité incommensurable, éternelle…
Je me sens remerciée de ma propre participation et finirai mes jours heureux, le sourire réjoui et épanoui aux lèvres… contemplant ces années de services exemplaires… et je dirais à mes descendants que si aujourd’hui, l’Europe est comme ils la vivent, c’est aussi un peu grâce à moi.
© Milady Renoir

