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Ca s’appelait le Club 46. Ouverture à quinze heures et fermeture à deux. J’y ai passé un an.Vous ne verrez que les jambes des filles et jamais la queue des clients. Quoique. Même pas.Il fait trop sombre sur la bobine et la pellicule est mouchetée, ça doit être à cause de mon crâne, rien ne se conserve bien dedans mais alors vraiment rien du tout. C’est humide et mal aéré, tout s’entasse, ça prend la poussière la suie le vent le tétanos, les fleurs se fanent au bout d’une heure leurs pétales font des copeaux de chair, j’ai pas la force de nettoyer.
Vous savez, la porte était rouge, d’un carmin vif et lanterneux. Je crois bien que j’aimais mieux ça, que le cliché soit imprégné avant même qu’on franchisse le seuil. La gélatine sanguine doit gloutonner d’herpès le décor la lumière et la peau du pêcher. Sinon c’est pour de vrai, et ça s’est interdit. La porte était très rouge, d’un jade pour daltonien, je disais. Ca délimitait les espaces, la frontière facilite les choses, préserve de la schizophrénie, surtout. C’était ça le plus important. Parce qu’il ne faut jamais mélanger. Mon tuteur disait : le bureau faut pas l’emmener à la maison sinon on n’a plus de vie de famille mais juste une vie professionnelle. Et ça, ça lui plaisait pas trop. Peut-être parce qu’au bureau il n’était le chef de rien et le soutien de personne. Je n’emmenais pas le bar à la maison, et je ne n’emmenais pas au bar. C’est mon corps qui faisait le boulot. Moi j’allais me promener ou je prenais des notes. C’est pas dur de s’organiser. Ce qui est dur c’est de prendre le pli en limitant les courbatures. L’idéal c’est le baume du tigre, faut se masser les reins avec et après on n’en parle plus.
Là bas j’ai pu choisir mon nom. Un nom profond et élastique pour qu’ils puissent y mettre ce qu’ils voulaient, tout ce qu’ils voulaient au-dedans. C’est important le nom qu’on porte, ça fait partie de la panoplie, c’est inclus dans la prestation. Et puis ça aide un peu aussi, le cerveau, surtout, le cerveau. Le pseudonyme quand il est dit, prononcé par une bouche cliente, ça agit comme un stimulus, on se fait chienne en conditionné même si on ne salive pas tellement. Ca enclenche quelque chose, le pilotage automatique, le sourire 442, le mouvement d’épaule gauche C13, les seins peuvent se durcir d’un coup pendant que l’âme est calfeutrée ailleurs et le plus loin possible. Moi ça m’allait bien comme métier. Sucer des bites encapotées c’est peut être pas très épanouissant mais c’est pas pire que le guichet, la vente ou caissière à Carrefour. Et puis avec les éclairages, la tige de plastique enfournée avait de beaux reflets virides et au moins on oubliait pas, on ne risquait pas d’oublier, jamais, que le soleil vert c’est de la chair humaine. Et ça c’était très important. Ma contribution au système, mon statut de monnaie vivante, c’était bien plus facile comme ça, la pratiquer comme pour de vraie l’autophagie
capitaliste. Faire jouir un homme, tout le monde sait faire. Surtout ceux-là, ça tombe sous le sens. Y a pas besoin de formation ni de prédisposition quelconque. Au Japon ou ailleurs peut-être, mais à Paris certainement pas. Faut juste avoir la place dedans. Déserter l’enveloppe quand c’est l’heure et la remplir de quelqu’un d’autre. C’était juste ça qu’il me fallait. Huit heures par jour j’étais sans moi et ça me faisait des vacances. J’en demandais pas plus, vous savez. J’aimerais bien que vous la fermiez. Ca me ferait vraiment plaisir et puis je pense que pour les autres, pour celles qui n’ont pas raccroché, ça devient une question de décence, vous ne savez pas de quoi vous parlez. Vous dites : elles y prennent du plaisir, à un moment c’est obligé. Vous dites plaisir en insistant toujours sur la seconde syllabe, pour que ça sonne poisseux comme un sourire en coin, un sourire de verrat, comme une langue trop chargée pleine de sous-entendus qui frétillent aux muqueuses, jusqu’aux pores vous suintez tout ce libidineux refoulé épiderme à longueur de journée. Votre épouse vous écoute prononcer ce plaisir et y entend l’opprobre qui n’endeuillera jamais vos pulsions de charretier. Mais elle
aime la musique que vous postillonnez, ça rassure ses tympans de femme post-pétainiste, il faut qu’il y ait du vice tapi aux bas couture, il faut que les chattes brûlent sur ces détroits du monde à défaut des torchons. C’est pour ça qu’il est temps de vous coudre la bouche. C’est pour ça les aiguilles et le fil à rosbif. Et c’est pour ça aussi que vous ne partirez pas. Vous allez m’écoutez. Vous n’avez pas le choix. Le choix vous l’avez eu, classe moyenne de race blanche vous n’avez pas d’excuse. Alors n’insistez pas. Vous insistez toujours, c’est le propre des lâches, non l’opiniâtreté ce n’est pas la même chose ne mélangez pas tout ou je
vais me fâcher. Vous voulez le pouvoir et non pas la puissance. C’est dû à l’entre jambe, c’en est presque génétique. Je sais de quoi je parle, je vous ai observé. Vous, tous. Et donc chacun. Votre bouche est un trou qu’il faut vite suturer. On a tout à gagner et vous avez perdu. Je fais un double noeud parce que l’on ne sait jamais. Bien sûr que les putes jouissent. Enfin certaines d’entre-elles, certaines seulement, les moins chanceuses évidemment. Pour être sûre d’être tranquille pas besoin d’être frigide
, faut juste être vaginale. Moi j’ai pas eu de bol, je suis clitoridienne et presque exclusivement. L’orgasme des pro, ça vous obsède, comme ça obsède tous les clients. Que leur légitime simule rauque, ça ne les intéresse pas tellement. Ils ne paient pas seulement pour gicler, ils paient pour se viriliser. La petite mort si ils l’exigent c’est par instinct d’annihilation. Des
fossoyeurs plein comptoirs, faut jamais perdre de vue qu’un coup de boutoir c’est un coup de pelle, une poignée de terre, pour écourter efficacement une passe aux accents éternels rien ne vaut chéri tu me tues. Bien sûr que c’est un exutoire, la pulsion de mort et c’est tout. Eros et Thanatos on connaît la chanson même qu’elle file une migraine à s’en crever les tempes. Mais ce n’est pas le propos. Je ne peux pas vous anesthésier sinon c’est un peu de la triche. Je suis sûre que vous comprenez. La première fois que ça me l’a fait c’était dans le petit salon, heureusement il faisait très sombre, personne m’a vue devenir cobalt aux fins fonds de mon estomac. Et la fois d’après j’ai compris. Mais je n’avais pas d’importance, je veux dire moi c’est pas le problème, je vous l’ai déjà dit je suis clitoridienne, c’est un gros handicap quand on travaille la chair mais c’est un avantage dans le reste du monde c’est-à-dire dans le vôtre. La société civile, je crois bien qu’on l’appelle. Le problème principal d’ailleurs c’est même pas vous. Vous vous n’êtes qu’un outil, comme vous vous en doutez. N’agitez pas les jambes sinon je vais devoir descendre chercher ma scie sauteuse et l’ampoule a grillée, j’ai la trouille dans le noir je sais que c’est idiot y a pas de monstre dans la cave mais c’est irrationnel je ne peux pas y aller. Le problème principal c’est que mon corps connaît les rouages les moindres petits engrenages de la mécanique du désir. Depuis. Je sais qui quoi et où, je connais le timing, je n’erre jamais longtemps, je ne me promène même pas, je vais où je le souhaite. Je suis devenue comme vous. Sauf que moi je maîtrise. Et suis du bon côté. Du bon côté du manche. Bien sûr que les putes jouissent. Surtout quand elles sont moi. Je suis clitoridienne j’ai besoin de frottements et de petits joujoux. Je suis une fille manuelle. Déjà en quatrième je faisais la fierté de ma prof d’EMT. Je confectionne moi-même mon Noël permanent. Je ne prends que des yeux bleus par bon sens esthétique, je les enfile doucement sur la cordelette rose et peux multiplier épicentres pamoison. J’aime bien me faire mentir quand les parois vagin se manifeste enfin par un hoquet sacré. Mais vous c’est différent. Vous avez les yeux rien, c’est pour ça que j’ai dû vous enfoncer les clous. Vous c’est pour la poupée que je vous ai choisi. Votre gland est si gros, j’y vois déjà les tresses et le joli sourire que je vais y broder. Je préfère mes poupées depuis que j’ai compris. J’en ai une collection de vraiment très jolies, elle ont chacune un nom, une façon spécifique d’être frottées où il faut, mais toutes sont fabriquées selon la même méthode. Je suis taxidermiste et ma nouvelle amie je te baptise Sylvia et te dis fais moi jouir. On nettoiera après.
Chloé Delaume
In my room
Mars 2006

