Je suis la seule à l’avoir vu. Il rampait entre les plateaux, échappait à son reflet dans les lames de couteau. Ses petites pattes, plus rapides que les machines distributrices de couverts, avançaient brillamment de zones en zones. Il est devenu la pause que je ne prenais plus, l’issue que je ne regardais plus, la distraction qui n’avait pas le temps d’en être une. J’ai alors commencé à murmurer des sons, juste quelques phonèmes, quelques onomatopées afin qu’aucun autre travailleur, qu’aucun autre responsable ne me surprenne en train de lui tenir une conversation. Il ne répondait pas. Il continuait ses petites aventures, répétitives, sur les passerelles plastiques que composaient les plateaux de couverts. Inlassablement, il revenait. Une fois, j’ai voulu le saisir. Avec mes mains, j’ai formé un réceptacle arrondi pour l’accueillir sans le blesser. Mais mes épaules refusèrent l’action irraisonnée, extraordinaire. Elles ne tournèrent pas dans le bon sens, et au dernier moment, il s’est éclipsé, dans un trou hors de ma vue, sans même avoir perçu mon intention. Les jours qui suivirent ne furent dépensés qu’à l’idée de l’attraper. Je fis quelques exercices d’assouplissement, tordant mon buste jusqu’à souffrir, éclatant mes possibilités jusqu’à leur plus terrible complexité. Je crus rompre mes os, déchirer mes muscles, je me sentis investie d’un projet. Tôt, un matin, je l’attendis. Il arriva. Mon corps, débordant de spasmes, se comporta moins nettement que moi. Je perdis l’équilibre, et me renversai sur lui. Il dériva sa course, puis, se retourna vers moi. Réalisant que j’allais le coincer entre mes mains au bout de ma chute, il s’appuya sur ses fines pattes postérieures, bondit. Je le sentis s’accrocher à ma gorge, ses petites griffes poilues pendues à ma veine jugulaire. Je ne hurlai pas. Je n’avais pas appris à hurler, à peine à respirer. Mon visage chu contre mon plan de travail. Les couverts continuant à m’être envoyés pour classement. Les machines ne savent pas comment gérer l’absence. Je le sentis pénétrer dans mon cou, derrière mes cheveux, parcourir hâtivement mon port de tête. Puis, ce fut calme. Je me relevai douloureusement, rangeai quelques couverts à la va-vite pour ne pas attirer l’attention des autres, lesquels ne lèvent la tête qu’à la sonnerie de fin de journée. Le lendemain, je l’attendis. Je l’attendis nerveusement. Je rangeais les couverts avec abandon et repli. Je fis quelques erreurs. Je fus réprimandée. Je retournai à mon invisibilité. Les mois reprirent leur cadence, avec la sagesse du temps omniscient. Il ne revint plus, je finis par ne plus guetter les interstices, jusqu’à oublier la matérialité de l’événement. Revenir à l’habitude… Ranger les fourchettes dans le rayon 1, les couteaux dans le rayon 2, puis les cuillères dans le rayon 3. © Milady Renoir (Art by MadMeg)
Nous étions quelques centaines à effectuer les mêmes tâches. Ranger les fourchettes dans le rayon 1, les couteaux dans le rayon 2, puis les cuillères dans le rayon 3. Des dizaines de range couverts en plateaux, disposés devant notre plan de travail. Le rythme aliénant de l’acte inoxydable gravant notre docilité dans nos corps. Nous étions nombreux et unique. Nos épaules tournant en 4 points cardinaux utiles, non libératoires, nous n’étions que des corps girouettes, n’ayant qu’une pendule pour récréation (grâce à sa trotteuse).
L’usine était grande, nous ne savions pas combien nous étions, mais notre idée de masse ne nécessitait aucun chiffre. Nous étions plusieurs, uniques en un nombre premier, entier, suffisant à la question de l’existence.
Je l’ai d’abord craint. Il avait l’aspect de l’angoisse, l’allure de quelque chose de mort, Nous sommes pourtant devenus complices. Il est revenu tous les jours, plusieurs fois, effectuant des rondes comme un maton bienveillant, surveillant que je ne me sois pas pendue à la chaîne alimentaire.

Nous étions quelques milliers, à être rangés qui dans le casier numéro un, qui dans le casier numéro deux, qui dans le casier numéro trois. Personne ne le voyait.
Sauf Elle.
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il y a quelque chose qui a changé
c’est plus direct
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c’est un faux rêve
c’est la réalité
quoique je n’en sois pas si sûre.
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