Là-haut, dans la façade d’un bâtiment abandonné, le nain muet était perché sur son tabouret, telle une buse, et regardait par la fenêtre noire et béante, les yeux plissés. Des vagues de toits effondrés et de béton s’étendaient à ses pieds, comme si son immeuble était tombé du ciel, déclenchant un raz-de-marée destructeur depuis le point d’impact. Des croûtes de neige éparses renvoyaient la lumière, miroirs parmi les débris ; des particules de couleur et des araignées transparentes s’imprimaient sur ses rétines tandis que ses pupilles se rétractaient. Derrière lui, dans l’obscurité, son lit était une montagne de couvertures rêches et d’édredons effilochés, récupérés dans les dépotoirs du quartier, empilés en un tas humide tout au fond de la pièce. Le lit avait conservé un peu de la chaleur de la nuit et fumait dans le froid, au milieu d’un demi-cercle de chandelles fondues qui le cernaient comme une bête dans un cercle magique.
Il porta son regard sur le paysage fracturé, en quête de quelque chose qui brille et puisse être récupéré. Son visage, éclairé comme celui d’une goule, flottait dans l’encadrement de la fenêtre noire. Le froid faisait couler la morve de son nez. Elle pendait de ses narines, tel un chewing-gum qui s’étire un peu plus à chaque respiration et finit par se déposer sur la lèvre supérieure – larves neuves engendrées par un insecte industrieux. Il l’avalait et l’expulsait par à-coups rapides et répétés, comme s’il télégraphiait une description codée de ce qu’il voyait à un complice caché dans un autre immeuble abandonné à l’autre bout du lotissement. Pareil à un prêtre drogué brandissant un calice rempli du sang enivrant du Christ, il leva sa bouteille de sirop contre la toux corsé de codéine et ingurgita le liquide, en aspirant bruyamment de l’air comme s’il était trop chaud pour glisser dans sa gorge sans être refroidi. Le liquide dévala sa trachée et se déposa dans son estomac comme de la mélasse. Il ressentit de la chaleur derrière ses yeux. Il caressa le palais de sa bouche avec sa langue. L’orifice était une plaie collante et rouge cerise pratiquée à même sa chair pulpeuse.
Il détacha un bout de ciment du rebord de la fenêtre et le laissa tomber dans les décombres. Une nuée éparse de mouettes s’envola, plana dans un chaos de spirales contradictoires, puis se reposa de nouveau tout aussi soudainement pour se repaître des déchets. Il tripota un poil qui avait poussé de travers sur son menton pendant la nuit, arrachant la cosse blanche de maquillage compact qu’il renouvelait chaque jour sans jamais se laver. Il entortilla le poil autour de son doigt, puis tira dessus pour l’arracher. Il le roula entre deux doigts, chatouilla sa grosse lèvre rouge avec le poil fragile, son petit doigt tendu comme celui d’un dandy Cinq centimètres d’ongle marron et durci saillaient du bout de son doigt, telle une griffe aplatie. Il lâcha le poil et inséra l’ongle dans l’espace entre ses dents de devant, détachant un lambeau de viande datant de la veille au soir. Il extirpa ensuite une allumette du bric-à-brac entassé sur la table et s’en servit pour racler le foutre humide accumulé sous son ongle, tout en essuyant les fibres de viande sur sa jambe de pantalon graisseuse. Puis il lima méticuleusement son ongle avec un bout de papier de verre fin et gras, affûtant progressivement le bord qui s’aplatit, comme l’extrémité d’un tournevis de précision. Vérifiant son tranchant, il récupéra un panneau de circuit dans le magma électronique sur la table, passa un doigt autour d’un transistor et récupéra une minuscule vis argentée. Il leva de nouveau la bouteille, s’enfila le restant de sirop et jeta le cadavre contre un mur derrière lui, dans l’obscurité.
Un vieux chihuahua glabre émergea de la chaleur évanescente de leur lit, agité par des tremblements, et trottina en jappant vers la lumière. Il dérapa et toussa en regardant le nain sur son tabouret. Le nain émit un bref son étranglé, comme si on venait de le frapper au ventre – un "mot", dans son vocabulaire de caquètement gutturaux – et le chien franchit d’un bond l’impossible dis- tance le séparant de la table, et ce sans effort apparent, puis sauta sur les genoux du nain en frissonnant, se nicha entre ses jambes en quête de chaleur en levant vers lui des yeux noirs qui roulaient follement dans sa tête.
Trois étages plus bas, au niveau de la mer de débris, la vieille passa la tête par sa fenêtre et entonna son chant matinal. De sa gorge rongée et brûlée par vingt ans de vodka bon marché filtra un vain croassement qui demeura suspendu dans le froid à quelques dizaines de centimètres devant sa fenêtre. Des consonnes fêlées et des roulements de langue ponctuaient le faible bourdonnement. Ces phrases discordantes étaient nées dans la misère noire des paysans des montagnes dix siècles auparavant et avaient été reprises sous une forme décadente soixante-dix-huit ans plus tôt par les comptines populaires qu’elle avait retenues et répétait à présent sans se rappeler leur signification, sinon qu’elles étaient pleines de nostalgie et de chaleur. Si elle avait eu un foyer et des enfants, elle aurait chanté ces sagas absurdes pleines de loups, de rois et de fillettes à ses petits-enfants. Au lieu de ça, elle offrait ses berceuses ahanantes aux hordes sauvages de chats qui rôdaient et festoyaient sous les ruines.
Elle installa une douzaine de grands bols remplis de lait chaud et caillé. Le lait déborda sur les plaques d’asphalte granuleux des toitures déchiquetées qui s’en- tassaient jusqu’au rebord de sa fenêtre et fuma dans l’air froid comme du porridge. Elle jeta des morceaux de poulet racornis et leva les yeux vers le nain avec son sourire en dents de scie. Il lui fit un signe. Il était son unique voisin dans le bâtiment à l’abandon.
Les chats prédateurs surgirent rapidement des labyrinthes enfouis tissés dans les gravats, ils approchèrent en masse, attirés par les offrandes de la vieille comme des piranhas se précipitant sur un enfant qui se noie. Quand elle se retira dans l’obscurité de l’immeuble, les chats furent rejoints par des rats de taille égale qui lapèrent le lait et broyèrent les os de poulet entre leurs dents, avec les chats, comme si la haine génétique assignée à chaque espèce avait été effacée. Tout en les regardant manger, le n
ain se dit que leur indifférence mutuelle était due au repas satisfaisant que leur fournissait la vieille dame, aussi bien qu’aux tas bouffis de sacs-poubelle déchirés et suintants qui obstruaient les rues du quartier, balancés par les fenêtres des squats ou déchargés par les camions qui revenaient des quartiers aisés de la ville.
La Bouche de Francis Bacon, pp 89-92

