Rencontre Corrézienne – Libraire et autres héros

Cascade Corrèze - Avril 2008Printemps 2008, visite à ma mère et son amie, elles vivent aujourd’hui dans un carré vert aux contours vagabonds. La Corrèze (plutôt que la banlieue parisienne déchiquetée, laquelle a mal bercé mes premiers pas). La Corrèze donc, (mauvaisement) réputée pour un Chirac ventilé et des carrières décharnées, pourtant, en peu de temps, on y a senti le rouge de la lutte (politique et sociale) et le vert du corps, une certaine jeunesse dans le regard sur l’autre. Nos rencontres (y compris Pompom, l’âne fugueur) nous ont donné un goût de reste-là.

Au milieu des arbres, des cascades, des bonnes tables, des gens chaleureux, il y a eu Pierre. Pierre Landry même. Le libraire de Tulle, bien sûr, il doit y en avoir plus d’un de libraires à Tulle, mais pour chatouiller la cheville de Pierre, il faut des échasses. Un thé, un verre de vin, une table ronde, des discussions pro-Bruxelles, néo-livresques, post-soixantehuitardes, anti-François Hollande (surtout parce qu’il est maire de Tulle, donc notable local à dénigrer selon la tradition régionale, le Petit Hollande croisé sur le marché, entre une poêlée de truffade et des pommes Saint Germaine à vous déboiter le palais avait l’air décontracté, certains disent que son divorce lui réussit…), constatations énervées mais pas du tout pessimistes, bref, autant de râvalements de façades au sein de l’antre du Sieur Landry.

La librairie se nomme Préférences. Les personnages qui rentrent ne se sentent pas affaiblis par la figure emblématique de l’homme aux yeux clairs et à la voix feuille d’érable. Mon OHM y trouve un recueil de Marina Ivanova Tsvetaeva, j’y saisis un Verheggen et un Bobin pour ma mère qui est dans sa phase symbolique du Moyen-Âge, puis Pierre nous emballe dans son coup de coeur, elogedesvoyagesinsenses
l’Éloge des voyages insensés ou L’Île du voyageur journaliste écrivain Vassili Golovanov, lequel rend visite à Préférences en mai. Deux heures plus tard, nous quittons la sphère, avec la promesse d’un retour, quel qu’il soit.

D’ailleurs, si mon émotion ne suffit pas à décrire le lieu, l’homme et l’intention, voici un extrait de PILON, le roman de Paul Desalmand qui mentionne dignement le Pierre et ses préférences:

"À la suite de mes tribulations, je me suis retrouvé à la librairie Préférences que tient Pierre Landry, 11 Place Clément Simon, à Tulle, près de la cathédrale. La différence avec le marchand de papier de Métagna est si marquée que, dans un roman, un changement de situation aussi contrasté serait ressenti comme invraisemblable.
Pierre est un Québécois pas banal, implanté à Tulle depuis dix-sept ans, libraire depuis dix. Son échoppe doit son nom au titre d’un recueil d’essais de Julien Gracq.
Quand un livre lui plaît, il est capable d’en commander cent d’un coup. J’étais au bas d’une bonne pile, d’où un séjour de plusieurs mois chez lui, ce dont je ne me plains pas.
Cette librairie est un endroit magique où chaque jour il se passe quelque chose.
Son mode de fonctionnement n’est pas ordinaire. La boutique est ouverte 365 jours par an, et 366 pour les années bissextiles, de 9 heures à 19 h 30, sans interruption. Horaires à ce point surprenants que, la plupart du temps, l’interlocuteur ne percute pas. Il faut s’y reprendre à trois fois pour qu’il comprenne que c’est tous les jours.
Pierre aime les livres et les choisit uniquement par goût, ce qui ne l’empêche pas, évidemment, de prendre une commande en dehors de son champ. En huit ans d’activité, il n’a jamais accepté un seul office et procédé à un seul retour. Il tient dix mille livres à la disposition du chaland. Il ne les a pas tous lus, mais il se fie à ses affinités et, ce qu’il a commandé, il s’efforce de le lire assez vite. Un libraire qui lit et non un libraire qui se contente de compter. Il lui arrive même d’offrir en prime des livres. Durant mon séjour, il donnait, autant qu’il vendait, Diadorim de João Guimarães Rosa, auteur brésilien, un roman éblouissantissime à ce qu’il disait.
Les personnes au bon sens épais comme il y en a tant vous prouveront, avec des arguments infaillibles, qu’une librairie de ce type va immanquablement à la faillite. Et pourtant, elle tourne.
Pierre ne vend pas les livres à la mode. Il tient en réserve les dix-huit titres de Gracq publiés par Corti auxquels s’ajoute le Pléiade.
Char est toujours à l’honneur. Faulkner est tenu pour un grand. Le rayon poésie est bien pourvu. Beaucoup de beau monde : Borges, Tolstoï (Guerre et Paix), Jacques Roumain (Gouverneurs de la rosée), Cormac McCarthy, Octavio Paz, Ibn Khaldûn (Le Livre des exemples), Leopardi (Zibaldone), Bohumil Hrabal (Les Noces dans la maison), Salinger, Michon (Vies minuscules), Georges Perros, Chalamov et bien d’autres que j’étais fier de fréquenter. Pas le genre de ce libraire d’une ville voisine qui répondit à un client lui demandant s’il avait le Pléiade de Char : C’est qui ça ? Il est même arrivé à ce Pierre Landry hors du commun d’être à l’origine de la réédition d’un livre. On lui avait offert Les Coups de Jean Meckert chez Pauvert. Ce livre, alors épuisé, lui avait tellement plu qu’il dit à la représentante Gallimard pour le poche :
« Vous expliquez à vos patrons qu’il y a un fou à Tulle qui en prend mille si vous le publiez en poche. » La belle Isabelle lut, fut convaincue, et défendant ce titre bec et ongles, réussit à convaincre le directeur de collection. Le livre est actuellement en Folio et Pierre n’y est peut-être pas tout à fait étranger. Il en a vendu plusieurs centaines.
Cette grande petite librairie est un lieu de convivialité pour connaisseurs. Pierre leur offre au choix un thé, un café ou un verre de bordeaux. Le lecteur flâne, discute. Une sorte de minicentre culturel où, de temps à autre, un écrivain vient rencontrer ses fidèles. J’y ai vraiment passé des journées merveilleuses et repris confiance. Je ne dirai pas que le livre est sacralisé, qu’il est l’objet d’un culte. Non. Il est seulement aimé. Ce qui suffit. Il est perçu comme d’abord fait pour être lu. Pierre a d’ailleurs constaté, sur ce point, un fait bizarre.
Il y a des clients (on ose à peine utiliser ce mot mercantile), disons des chalands, qui, en même temps, achètent le Pléiade et le Folio. Pour Belle du Seigneur ou pour Le Rouge et le Noir, par exemple. Un livre pour lire et un autre, je ne dirai pas pour la montre – cela ne convient pas à ce type d’acheteur -, pour le plaisir de posséder un beau livre.
Pierre ne pense pas que les Fnac, ou autres grandes surfaces, soient un danger pour les bons libraires. C’est autre chose.
Pour lui, le prix unique a surtout servi à la grande distribution.Son abandon brutal serait une catastrophe, mais un libraire compétent, défendant une ligne peut très bien vivre à l’ombre d’une Fnac et même profiter de sa présence. Il pousse le paradoxe jusqu’à avancer que l’abandon du prix fixe ne nuirait pas vraiment à ceux qui font dans la haute couture. Je l’ai souvent entendu dire qu’il ne manquait pas de lecteurs, qu’il manquait seulement de bons libraires.Des lecteurs font parfois cent kilomètres pour passer une heure ou deux dans ce petit espace où souffle l’esprit. Il en est même de la banlieue parisienne qui viennent trois ou quatre fois l’an s’approvisionner. Lieu intime. Fait pour les happy few.
Dans la cathédrale de Tulle, si j’en crois un touriste de passage, à droite en entrant, est accroché un tableau curieux. Une vierge écrase de son pied droit un serpent qui, à voir sa tête, n’a pas l’air d’apprécier. Ce tableau, en partie masqué par une statue, a donné lieu à différentes interprétations. Je m’amuse à y deviner une préfiguration de l’attitude de Pierre Landry et de sa manière de remettre à sa place l’édition mercantile. Je ne suis pas sûr que cette interprétation lui convienne.Parce que, d’une certaine façon, tout cet univers du non-livre, il s’en fout.Il se contente de faire autre chose et de prouver le mouvement en marchant."

Vous visitez la région? Souche et lumière - Corrèze - Avril 2008
Pierre Landry – Librairie Préférences

11, place Clément-Simon
19000 Tulle
Tél. 05 55 20 05 22