Bien le bonjour, Dans notre monde marchandisé, chaque chose se voit attribuer deux valeurs, comme les deux côtés d’une même pièce. Une valeur d’usage, son utilité concrète, et une valeur d’échange, son prix relatif sur un marché, pour schématiser grossièrement la théorie marxiste. Cette valeur d’échange s’exprime grâce à la monnaie, à l’argent qui régit nos transactions.Mais voilà, « l’argent change tout en concepts », écrivait Robert Musil dans L’homme sans qualités, faisant ainsi disparaitre la valeur d’usage qu’un objet possède pour ne lui attribuer qu’une valeur d’échange. À cause de l’argent, les choses se muent en abstractions auxquelles on épingle un prix, plus ou moins élevé. L’utilité que l’on peut lui conférer ne compte plus. Pour faire simple : tout s’achète. Le matériel comme l’immatériel, les choses comme le pouvoir, l’influence comme une place au paradis. Alors le monde s’est changé en gigantesque marché. Ici, on veut faire payer l’entrée d’une cathédrale inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Là, un milliardaire se paye des votes.Clap de finCe qui nous intéresse aujourd’hui pourrait sembler plus anecdotique et pourtant… L’un des plus vieux clubs de pétanque de Paris, le Club Lepic Abbesses pétanque (Clap), situé à Montmartre, vient de se faire expulser du terrain qu’il occupait dès 1971. Depuis le 19 avril, les 300 licencié·es se relayaient, dormant dans des tentes, pour occuper les lieux et éviter l’inévitable. Pas suffisant. Lundi 21 octobre, ce sont pas moins de huit camions de CRS qui sont venus les déloger. Craignait-on l’installation d’une ZAD sur la très chic avenue Junot ? Il faut dire que les boulistes du XVIIIe arrondissement de Paris avaient de quoi faire trembler la République…Ils faisaient vivre un lieu occupé sans droit ni titre depuis plusieurs décennies, rassemblant différentes classes sociales et personnes de tous les âges, de tous les genres. Le type d’endroit qui ne plait pas aux pouvoirs publics.Luxe mon amourEn revanche, la mairie de Paris, à l’origine de l’expulsion, préfère la respectabilité de la holding Fremosc, dont l’activité principale déclarée est « l’exploitation de chambres d’hôtes, d’une galerie d’art et le négoce d’œuvres originales d’artistes sculpteurs et de peintres infographistes ». Une entreprise qui possède l’Hôtel particulier, un hôtel de luxe mitoyen du Clap.Ce haut lieu de culture populaire, composé de cinq suites se louant plus de 600 euros la nuit, s’est ainsi vu octroyer la gestion du jardin occupé par le Clap durant les douze prochaines années, contre une redevance annuelle de 60 000 euros. Mais rassurez-vous, le but est de le « végétaliser » et de « l’ouvrir au public ». Tu tires ou tu pointes ?De quoi apaiser les âmes des artistes qui taquinaient autrefois le cochonnet sur les pentes de Montmartre, Van Gogh, Utrillo, Nerval ou Renoir. L’esprit de la butte est entre de bonnes mains !Plus de touristes, moins de villeL’affaire est tellement navrante qu’elle fait parler jusqu’en Allemagne. Le quotidien Die Tageszeitung a titré : « Une honte », dénonçant une éviction ne faisant qu’aggraver l’isolement des personnes âgées du quartier. Une pétition a récolté près de 15 000 signatures à l’heure où ces lignes sont écrites. Mais rien n’a pu freiner la détermination de la mairie. Faire disparaitre un lieu autogéré au profit d’une entreprise spécialisée dans le tourisme de luxe, ça ne pouvait pas attendre. Dans Télérama, on peut lire le témoignage de Valentine, une riveraine qui habite en face de l’hôtel. Elle témoigne de son écœurement et ce que cet hôtel fait au quartier : « L’été, les jardins [de l’hôtel] sont souvent privatisés et l’écho des réceptions s’entend de loin. Sinon, c’est un va-et-vient incessant de grappes de touristes, souvent jeunes et transpirant le fric mais pas le savoir-vivre, jusque tard dans la nuit. Sans parler des VTC qui déposent et attendent des clients en laissant tourner leur moteur. » Ah le joli Paris poétique des vainqueurs de l’économie de marché… |