Je me rappelle une vieille cliente du café de mes grands-parents
En plein cœur d’une banlieue parisienne
un café nommé l’Aquarium,
ça ne s’invente pas
un bocal à alcooliques
faux paysans, vieux ouvriers, nouveaux immigrés, au total, de nombreux paumés
le café tenait encore debout grâce à deux devises
une affichée
« la maison ne fait pas crédit »
et l’autre, telle une écharde dans le sol
« boire pour oublier qu’on boit »
(comme disait le vieux poisson rouge Bordeaux)
cette cliente, morte d’une overdose de boîtes de thons
lesquelles elle avalait le midi, avec un peu de mayo « maison »
la mixture écrasée avec un oeuf dur à un franc volé du distributeur à oeufs durs
celui en forme de poule,
celui posé sur le comptoir entre deux Ricard.
elle n’avait de nom que saoule et puante
on l’appelait Madame Gauloise pour son côté France profonde
les symboles, c’est fait pour les chiens
mais elle en était (des symboles et des chiens)
et aussi pour l’odeur de cigarettes sans filtres imprégnée dans sa blouse
je n’ai du l’embrasser qu’une fois, quand elle m’a offert un jeu de cartes publicitaire pour mes 10 ans
le souvenir du contact de ses joues est aussi rêche que frêle
ses poireaux, ses oignons, toute une soupe pour son visage
une femme née trop âgée et trop infirme pour boire sans tomber
et pour tomber sans boire
(puisque le chagrin rappelle le chagrin)
ses amis, des ombres
ses yeux, des cloches
ses lèvres, des perchoirs à perruches
Elle se pissait dessus après le 9ème Ricard (en moyenne)
Elle ne disait rien, appuyée contre le mur
Jusqu’à ce qu’un autre pilier de bar s’en rende compte
Alors le garçon de café sortait la serpillière
Lui demandait de se pousser
Puis épongeait son urine dans un rituel expiatoire
Une remontrance, quelques pleurs et la journée pouvait recommencer presque là où elle avait débuté, dans un affluent du néant
Elle s’offrait pour chaque jour (de fête) un pousse-café,
un grand Calva dans un verre minuscule
(lequel ma grand-mère offrait une fois par mois)
sauf qu’elle ignorait le café,
ce café qui pensait qu’à refroidir, un peu comme sa destinée
une fois, elle a cru les dires imbibés d’un autre agité du bocal
Il lui a dit que les chutes du Niagara avaient flambé…
ah ça, ça lui avait fait de la peine, quel gâchis!
Elle était énorme, obèse de coeur et de cor(p)s
elle poussait une charrette en tissu avec deux roulettes farcies de vieilles feuilles mortes
dans laquelle elle collectionnait des Kleenex usagés et des sacs Monoprix fripés
je me rappelle que je l’évitais en rentrant de l’école
pour pas qu’elle m’offre une vieille pastille Valda
de celles qu’elle coinçait dans sa gorge en hiver
« pour pas attraper la mort ».
Madame Gauloise,
Une véritable nature morte, une peinture à l’huile
ses mentons trempaient dans ses seins
ses seins trempaient dans ses ventres
ses ventres trempaient dans les égouts
et elle, nageait la brasse dans l’anis.
elle tenait le bar sous son bras, comme un bon vieux copain
elle était toujours trop gentille, mielleuse et terriblement collante,
comme la glue sur le papier tue-mouches
comme le gras sur son petit peigne en os sur le faîte de son crâne
comme sa peau sur le mur
comme son âme sur les limbes
je me rappelle, j’ai encore un peu de peine.
(Une prochaine fois, je vous parlerais de la Crevette, alias Georgette, la femme toujours vêtue de rose qui était restée coincée le cul dans les toilettes à la turque!)
© Milady Renoir
Art by Joseph Seigenthaler
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