Moonchild « F. vient de se faire larguer par sa copine le matin même, cette copine qui voulait convoler de mariage en bambins après deux semaines ; la tendre, la dévouée, la câline, la bonne bru. Mais elle ira vivre en Afrique, lassée de la société moderne. Il est seul mais à la chasse, me demande toutefois pourquoi il n’y a que les chieuses qui sont attirées, à moins que ce ne soit que les chieuses qui l’attirent. Il reçoit un texto d’une femme de 42 ans, rencontrée avant le concert dans une pizzeria. Elle convoite F., jeune érudit ex-gothique néo-dandy, il est beau ce soir, je lui dis « tu es beau, F. ». (La basse : Trevor Dunn, bassiste de Mister Bungle, Fantomas, Electric Masada… violent, massif, virulent, sorcier, élevé.) Ad. Et Ar. sont calmes, vigilants, dans l’attente. Ils parlent le langage de la rencontre, entre anglais patenté et français ralenti. Ils citent le son bien sûr, mais s’entourent de références littéraires pour comparer deux approches géographiques, de Paul Auster, de Jonathan Coe, d’Eric-Emmanuel Schmitt et d’autres lieux littéraires parallèles. Ils s’apprécient, je suis témoin. Nous attendrions encore, si seulement… (La batterie : Joey Baron, le « jazzeux » du trio. Il déleste, s’enrage, s’épuise. Radical, eurythmique, voluptueux, pandémique.) Tina, étudiante malaysienne, 21 ans. Elle est à Bruxelles dans une école de commerce international. Sa jupe en cuir dénote avec son serre-tête en velours rouge. Elle est à côté de moi, l’air perdu, l’anglais chétif. Elle me demande « où est le saxophone ? » Je ne sais pas, moi, je ne suis pas spécialiste. Et je me prends assez d’ondes infernales dans les écoutilles pour ne pas avoir envie de répondre à Julienne Lepers, Made in Kuala Lumpur.Lire ça là avec une version parallèle de Silent A. ou ici, en fils dénudés.
Mardi 28 novembre – Extrait d’un journal intime fantôme. Titre provisoire : « A l’Ancienne Belgique, le projet Moonchild s’expose. »
La « vieille » sera vraisemblablement l’amante du mardi soir.
(La voix : Mike Patton, chanteur de Tomahawk, Faith No More, Mister Bungle, hurleur bricoleur dans Fantomas… comparse de Zorn pour les albums Elegy, Weird Little Boy… le Patton hurle, éructe, pleure, intente un procès à la raison, invoque, le fils spirituel d’Antonin Artaud et d’Aleister Crowley).
M., souriant transi, est déjà soûl. Quelques bières, une soupe chinoise et le cri de Patton font de lui un shaman. Il danse de son corps musculeux sous son bonnet tricoté par une veuve des Carpates. Il remue les bras, les dents, les jambes, il est heureux d’être là. A moins qu’il ne soit plus vraiment là.
(Le son : les respirations haletantes entrecoupées de virevoltes perçantes. Patton ingère l’audience, il la recrache. Le brouhaha est mort. Vive le chaos. La récréation n’aura pas lieu, imaginez la fin du monde. Imaginez le début du monde.)
Ad. a vu Faith No More, Masada, Fantomas, les Melvins plus
ieurs fois, il est un fanatique serein. Il va partout là où les choses changent. Son prochain concert est Sonic Youth (ou une formation alternative du groupe). Puis il partira à New-York, découvrir les petits groupes qui deviendront grands avec sa nouvelle amoureuse, celle qui prépare le concours pour intégrer les Nations Unies. « Je rêvais d’un autre monde » ou « un jour j’irais à New York avec toi ». Je regrette de ne pas mieux apprendre à connaître Ad. . Sa timidité paradoxale et mon temps parfois gaspillé aux outrages sociaux ne nous donnent pas l’occasion de percer nos distances.
(Les éclats sont disséminés dans la foule. Entre étages et barricades, le monde présent est fustigé, piqué par les sons du chef d’orchestre omniscient, ce Zorn, colosse imperceptible derrière les machines monstrueuses. Les poitrines s’oppressent. « Moonchild » brutalise, cogne contre nos têtes. Je n’ai jamais rien entendu de pareil, outre un brame de cerfs dans une forêt brumeuse ou une exhortation porcine avant l’abattoir d’un jour de fête rustique (http://www.pigsinpain.be/)
Je ferme les yeux. Mes gencives tremblent, j’ai pourtant chaud. Le virage dans le monde de « l’enfant lune » (titre éponyme) m’abrutit. Je ne pense plus à rien, pour quelques minutes, encore. Mes pieds se balancent au bord de la falaise.
PUIS.
Le noir s’épaissit. Les gens invectivent la scène. Le trio est déjà derrière le rideau.
Il parait que c’est déjà fini. Les sifflements, les réclamations, les « bis » dévalent la pente de la salle rougie. Une heure animale s’abat là.
(J’ai perçu du EMO-tif, du western, du cartoon, du rituel, du jazz, du classique, du psychédélique, du minimaliste, de l’orthodoxe, du sombre, du clair, du vibrant, de la mortuaire, du fabriqué, du renouveau, du magique, du symbolique, du perpétuel, de l’épileptique, du larsen prescrit, de la souffrance, de l’émérite …).
Tina me rejoint, malgré mon regard froid. Elle touche mes cheveux, me complimente, me dit même que je ne fais pas mon âge (merci). Je ne lui donne pas ma marque de shampoing. Je n’aime pas les copines. Je n’aime pas les égarés de fin de concert.
Je ne sais plus si je peux aimer ou détester quelqu’un après cette audition. Ma langue goûte le désir d’en recevoir encore, de me nourrir de la sueur vocale de Patton.
F. me rejoint. Je lui dis, naïve et amusée, que je n’aimerais pas que Patton jouisse dans moi en rugissant ainsi.
Je mens. Je le dis à F. « Je mens ! ». Il rit. (Il comprend). Je suis sexuée, durcie par ce concert. Je suis un corps érigé, posé sur le parquet ciré.
Mes oreilles gigotent dans le brouhaha revenu. Les gens sortent, la bière trop chère coule à flots. Je suis une éponge qui nage dans sa surface. Je vais couler. Je dois couler. (Rebondir une autre fois). M. me touche le cul. Il est béat. Je ne suis pas vraiment devant lui.
Depuis, je ne dors toujours pas. Je ne dors toujours pas. »
Et pour les « déçus » potentiels qui voulaient du concret, du rendu, voici un petit don de la place NET: Ici.