SHINE
Pour Louis Armstrong
Avec d’autres
des alentours
avec d’autres
quelques rares
j’ai au toît de ma case
jusqu’ici gardé
l’ancestrale foi conique
Et l’arrogance automatique
des masques
des masques de chaux vive
jamais n’est parvenue à rien enlever jamais
d’un passé plus hideux
debout
aux quatre angles de ma vie
Et mon visage brille aux horreurs du passé
et mon rire effroyable est fait pour repousser le spectre des lévriers traquant le marronnage
et ma voix qui pour eux chante
est douce à ravir
l’âme triste de leur por-
no-
gra-
phie
Et veille mon coeur
et mon rêve qui se nourrit du bruit de leur
dé-
gé-
né-
rescence
est plus forte que leurs gourdins d’immondices brandis
(Pigments, 1939)
1. – Réalité
(extrait de Pigments)
De n’avoir jusqu’ici rien fait
détruit
bâti
osé
à la manière
du Juif
du Jaune
Pour l’évasion organisée en masse
de l’infériorité
C’est en vain que je cherche
le creux d’une épaule
où cacher mon visage
ma honte
de
la
Ré
a
li
té.
2. Solde
Pour Aimé Césaire
J’ai l’impression d’être ridicule
dans leurs souliers
dans leur smoking
dans leur plastron
dans leur faux-col
dans leur monocle
dans leur melon
J’ai l’impression d’être ridicule
avec mes orteils qui ne sont pas faits
pour transpirer du matin jusqu’au soir qui déshabille a
vec l’emmaillotage qui m’affaiblit les membres
et enlève à mon corps sa beauté de cache-sexe
J’ai l’impression d’être ridicule
avec mon cou en cheminée d’usine
avec ces maux de tête qui cessent
chaque fois que je salue quelqu’un
J’ai l’impression d’être ridicule
dans leurs salons
dans leurs manières
dans leurs courbettes
dans leur multiple besoin de singeries
J’ai l’impression d’être ridicule
avec tout ce qu’ils racontent
jusqu’à ce qu’ils vous servent l’après-midi
un peu d’eau chaude et des gâteaux enrhumés
J’ai l’impression d’être ridicule
avec les théories qu’ils assaisonnent
au goût de leurs besoins
de leurs passions
de leurs instincts ouverts la nuit
en forme de paillasson
J’ai l’impression d’être ridicule
parmi eux complice
parmi eux souteneur
parmi eux égorgeur
les mains effroyablement rouges
du sang de leur ci-vi-li-sa-tion
3. – Limbe
Pour Robert Romain
Rendez-les-moi mes poupées noires
qu’elles dissipent
l’image des catins blêmes
marchands d’amour qui s’en vont viennent
sur le boulevard de mon ennui
Rendez-les-moi mes poupées noires
qu’elles dissipent l’image sempiternelle
l’image hallucinante
des fantoches empilés fessus
dont le vent porte au nez
la misère miséricorde
Donnez-moi l’illusion que je n’aurai plus à contenter
le besoin étale
des miséricordes ronflant
sous l’inconscient dédain du monde
Rendez-les-moi nies poupées noires
que je joue avec elles
les jeux naïfs de mon instinct
resté à l’ombre de ses lois
recouvrés mon courage
mon audace
redevenu moi-même
nouveau moi-même
de ce que Hier j’étais
hier
sans complexité
hier
quand est venue l’heure du déracinement
Le sauront-ils jamais cette rancune de mon coeur
A l’œil de ma méfiance ouvert trop tard
ils ont cambriolé l’espace qui était le mien
la coutume
les jours
la vie
la chanson
le rythme
l’effort
le sentier
l’eau
la case
la terre enfumée grise
la sagesse
les mots
les palabres
les vieux
la cadence
les mains
la mesure
les mains
les piétinements
le sol
Rendez-les-moi mes poupées noires
mes poupées noires
poupées noires
noires
noires.
4. – Blanchi
Pour Christiane et Alioune Diop
Se peut-il donc qu’ils osent
me traiter de blanchi
alors que tout en moi
aspire à n’être que nègre
autant que mon Afrique
qu’ils ont cambriolée
Blanchi
Abominable injure
qu’ils me paieront fort cher
quand mon Afrique
qu’ils ont cambriolée
voudra la paix la paix rien que
la paix
Blanchi
Ma haine grossit en marge
de leur scélératesse
en marge
des coups de fusil
en marge
des coups de roulis
des négriers
des cargaisons fétides de l’esclavage cruel
Blanchi
Ma haine grossiten marge
de la culture
en marge des théories
en marge des bavardages
dont on a cru devoir me bourrer au berceau
alors que tout en moi aspire à n’être que nègre
autant que mon Afrique qu’ils ont cambriolée.
5. – Obsession
Un goût de sang me vient
un goût de sang me monte
m’irrite le nez
la gorge
les yeux
Un goût de sang me vient
un goût de sangm’emplit
le nez
la gorge
les yeux
un goût de sang me vient
âcrement vertical
pareil
à l’obsession païenne
des encensoirs.
6. – Hoquet
Pour Vashti et Mercer Cook
Et j’ai beau avaler sept gorgées d’eau
trois à quatre fois par vingt-quatre heures
me revient mon enfance
dans un hoquet secouant
mon instinct
tel le flic voyou
Désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m’en
Ma mère voulant d’un fils très bonne manière à table
les mains sur la table
le pain ne se coupe pas
le pain se rompt
le pain ne se gaspille pas
le pain de Dieu
le pain de la sueur dit front de votre Père
le pain du pain
Un os se mange avec mesure et discrétion
un estomac doit être sociable
et tout estomac sociable
se passe de rots
une fourchette n’est pas un cure-dents
défense de se moucher
au su
au vu de tout le monde
et puis tenez-vous droit
un nez bien élevé
ne balaye pas l’assiette
Et puis et puis et puis
au nom du Père
du Fils
du Saint-Esprit
à la fin de chaque repas
Et puis et puis
et puis désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m’en
Ma mère voulant d’un fils mémorandum
Si votre leçon d’histoire n’est pas sue
vous n’irez pas à la messe
dimanche
avec vos effets des dimanches
Cet enfant sera la honte de notre nom
cet enfant sera notre nom de Dieu
Taisez-vous Vous ai-je ou non dit qu’il vous fallait parler français
le français de France
le français du français
le français français
Désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m’en
Ma mère voulant d’un fils
fils de sa mère
Vous n’avez pas salué voisine
encore vos chaussures de sales
et que je vous y reprenne dans la rue
sur l’herbe ou la Savane
à l’ombre du Monument aux Morts
à jouer
à vous ébattre avec Untel
avec Untel qui n’a pas reçu le baptême
Désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m’en
Ma mère voulant d’un fils très do
très ré
très mi
très fa
très sol
très la
très si
très do
ré-mi-fa
sol-la-si
do
Il m’est revenu que vous n’étiez encore pas
à votre leçon de vi-o-lon
Un banjo
vous dites un banjo
comment dites-vous
un banjo
laissez donc ça aux nègres.
un banjo
Non monsieur
vous saurez qu’on ne souffre chez nous
ni ban
ni jo
ni gui
ni tare
les mulâtres ne font pas ça
laissez donc ça aux nègres.
7. – Bientôt
Bientôt
je n’aurai pas que dansé
Bientôt
je n’aurai pas que chanté
Bientôt
je n’aurai pas que frotté
Bientôt
je n’aurai pas que trempé
Bientôt
je n’aurai pas que dansé
chanté
frotté
trempé
frotté
chanté
dansé
Bientôt
8. – Ils sont venus ce soir
Pour Léopold-Sédar Senghor
Ils sont venus ce soir oùle
tam
tam
roulait de
rythme
en rythme
la frénésie
des yeux
la frénésie des mains
la frénésie
des pieds de statues
DEPUIS
combien de MOI MOI MOI
sont morts
depuis qu’ils sont venus ce soir où le
tam
tam
roulait de
rythme
en rythme
la frénésie
des yeux
la frénésie
des mains
la frénésie
des pieds de statues.
9. – Ils ont
Ils ont si bien su faire
si bien su faire les choses
les choses
qu’un jour nous avons tout
nous avons tout foutu de nous-mêmes
tout foutu de nous-mêmes en l’air
Qu’ils aient si bien su faire
si bien su faire les choses
les choses
qu’un jour nous ayons tout foutu
nous ayons tout foutu de nous-mêmes
tout foutu de nous-mêmes en l’air
Il ne faudrait pourtant pas grand-chose
pourtant pas grand-chose
grand-chose
pour qu’en un jour enfin tout aille
tout aille
aille
dans le sens de notre race à nous
de notre race à nous
Il ne faudrait pourtant pas grand-chose
pourtant pas grand-chose
pas grand-chose
pas grand-chose.
10. – Et caetera
Devant la menace allemande,
les Anciens Combattants Sénégalais
adressent un câblogramme d’indéfectible attachement.
(Les Journaux.)
Aux Anciens Combattants Sénégalais
aux Futurs Combattants Sénégalais
à tout ce que le Sénégal peut accoucher
de combattants sénégalais futurs anciens
de quoi-je-me-mêle futurs anciens
de mercenaires futurs anciens
de pensionnés
de galonnés
de décorés
de décavés
de grands blessés
de mutilés
de calcinés
de gangrenés
de gueules cassées
de bras coupés
d’intoxiqués
et patati et patata
et caetera futurs anciens
Moi
je leur dis merde
et d’autres choses encore
Moi je leur demande
de remiserles
coupe-coupe
les accès de sadisme
le sentiment
la sensation
de saletés
de malpropretés à faire
Moi je leur demande
de taire le besoin qu’ils ressentent
de piller
de voler
de violer
de souiller à nouveau les bords antiques du Rhin
Moi je leur demande
de commencer par envahir le Sénégal
Moi je leur demande
de foutre aux « Boches » la paix

