Noëls…
Un des premiers souvenu. 1979 (je suis née en 1975). Un petit sapin vrai ou faux, des boules rouges, des guirlandes fanées, les animaux empaillés sur les étagères (héron, chat sauvage et proie faisan dans la gueule, grue, aigrette, chouette chevêche, loir, …), l’odeur des plumes de l’édredon et une maladie enfantine, n’importe laquelle mais qui donne le droit de rester en pyjama en pilou. Ma grand-mère, nommée depuis mon adolescence la Colonelle, intérimaire de ma mère, me dit joyeux noël en me tendant un paquet lourd et cubique (une boîte de cubes images et lettres), c’est le dernier noël de tes parents mariés, ils divorcent mais nous (grands-parents) allons nous occuper de toi. Quelque chose du genre ou pas, c’est en tout cas la crucifixion et l’épiphanie en un seul court et éternel instant.
Un noël à la maison de campagne de mes grands-parents. Je porte une robe de laine grise, une ceinture verte en cuir, des grosses bottes. Ma grand-mère, comme chaque année, a cuisiné mille heures. Homard à l’armoricaine (mon grand-père et ma mère se battront la fin de la casserole), saumon, boudin blanc, foie gras et brioche grillée, huîtres et pain de seigle eu beurre demi-sel (ma tradition est de m’empiffrer le pain et le beurre) et la mousse au chocolat (que mon grand père prendra un malin plaisir à me tartiner les joues avec en fin de repas). Nous sommes 4 au complet plus un invité et c’est une table à la Brueghel, Picasso et Wim Delvoye… Un des fiancés de ma mère est la pièce de résistance. Un gars qui bosse chez EDF GDF, un cadre (je ne sais pas ce que veut dire cadre pour un humain). Il est grand, large, con. Une coupe de cheveux à la brosse. Lui et un vieux chat roux obèse vivent chez sa (leur) mère et le grand machin voudrait bien venir vivre chez la mienne. Il est fanatique de topographie et m’a déjà emmenée plusieurs dimanches faire des repérages en région parisienne à l’aide de cartes. J’ai crû mourir d’ennui plusieurs fois, même quand il énonçait les dimensions techniques de sa seconde passion, la géothermie.
C’est le moment du champagne, je crois que j’ai dix, onze ou douze ans. Mon grand-père fait péter la bonne bouteille. Et là, le gaillard s’agenouille devant ma mère, peut-être a t-il gardé le tablier en plastique du homard. Il demande ma mère en mariage. J’oublie la réponse (mais ils ne se sont pas mariés au final). La marmule se retourne vers mon grand-père (à moins qu’il ait débuté avec mon grand-père) et demande la main de sa fille. Je file dans la cuisine rejoindre ma grand-mère partie chercher du pain grillé. Je pleure de rire. C’est confus pour la suite mais mon grand-père a sorti les képis, les musettes, les animaux empaillés, le cor de chasse, le coq pas empaillé, son épagneule bretonne et tout se retrouve sur la table, sur les chaises, sur nos têtes, dans nos oreilles. Tout se mélange, c’est la fête. C’est l’horreur.
J’ai 18 ans depuis 6 mois. Je suis encore vierge. J’ai touché énergiquement quelques priapes. J’ai vécu quelques avancées à la lisière de l’hymen, mais je me gardais, malgré l’environnement banlieusard trashy-comique sexuel omnipotent. J’ai un meilleur ami qui a un meilleur ami qui habite Bois-Colombes. Valentin, antillais de 38 ans. Beau, je crois. Musicien (pas que du zouk et de la biguine). Sa mère, lui, sa sœur jumelle, la petite sœur vivent dans une tour de 30 étages au milieu d’autres tours de 30 étages. La leur se nomme Rimbaud, pas loin de Verlaine, Apollinaire, Ronsard. Les eaux des vaisselles, les machines à laver la vaisselle, la vaisselle sont des ustensiles projectiles fréquemment lancés des fenêtres jusqu’en bas. Le bas étant une sorte de poubelle floue, jonchée de restes de soirées plein air, de bastons cloniques et de pique-niques sans nappes.
J’appelle Valentin. Je suis seule à noël, je peux venir chez toi ?
Je rase ce que je crois nécessaire (trop), je mets le Jeans moulant, le décolleté. « J’emprunte » dans la maison des cadeaux à offrir à la famille, un best of des musiques caribéennes pour la maman de Valentin, un sweat shirt pour Valentin, un carré de soie pour la jumelle, un de mes anciens jouets pour la petite. Je prends le train, le RER, le bus. J’arrive vers 18h. Je rejoins la famille et leurs voisins à la salle des fêtes communale. Une soirée antillaise offerte par le Conseil régional des Hauts-de-Seine. Boudins antillais, Ti’ Punch, nappes de madras, paniers tressés, biguines à fond les caissons. Je m’assieds auprès de Valentin à une grande table ronde. Ce soir, il me dépucellera. Il le comprend, aidé de stratagèmes grandiloquents. Il est doux et drôle. Ses mains me tripotent un peu pour me faire comprendre qu’il sera d’accord. Je n’aime pas sa moustache mais il danse bien. Une délégation de la ville s’installe à notre table. Charles Pasqua salue tout le monde. Il balance à Valentin deux mots de créole que son attaché relations publiques a du lui glisser à l’entrée ou qu’il a appris en campagne à la Martinique. Après les danses collectives, la chenille créole, le Joyeux Noël Bons Baisers de Fort de France de la Compagnie …. On rentre dans la tour. La chambre des enfants. Deux lits superposés pour les filles. Et un grand lit pour Valentin. Les deux espaces séparés par des cartons de claviers Yamaha tombés du camion. Doucement, gentiment, longtemps. Je passe la nuit de noël à me dire que je vais me rappeler de cette nuit de noël. Le lendemain, au petit déjeuner, la maman de Valentin me propose un café. J’ai envie de crier CHAMPAGNE, mais je bois mon premier café de ma vie. Un Noël des premières fois.
Un noël londonien. Abdel et moi avons vécu à la rue pendant trois mois. Nous logeons dans un garage aménagé par un pakistanais qui tient un magasin de prises électriques. Des cloisons de deux mètres séparent 5 unités dans lesquelles habitent : – une chinoise sans papier qui collectionne les sacs plastiques de supermarchés qu’elle manipule, range chaque nuit dès 4h du matin. Elle poursuivra Abdel d’un couteau de boucher en pleine nuit, après qu’il ait pêté un plomb après 1 heure de la symphonie en plastique à deux mains d’une asiatique maniaco-dépressive, – un black gigantesque évangéliste (du type Michael Clarke Duncan) qui prophétise dans l’espace cuisine (il ne mange que des pommes de terre et du cheddar et du pain caribéen, pain tressé lourd et dense), dans sa chambre, dans la douche en chantant fort fort Oh Lord, Have Mercy, parfois accompagné d’un lecteur de cassette audio qu’il a accroché autour de son cou avec une corde, – deux frères algériens qui ont quitté la ferme familiale pour réussir à Londres, qui se torchent le derrière avec du papier journal (flyers d’Aldi ou The Loot, pareil au Vlan), acte qui me doit quelques séances de débouchage épiques, et qui me serrent dans le couloir quand j’ose sortir (je n’ai pas le droit d’être là, le propriétaire ne veut louer qu’à des hommes,… rien n’explique alors la présence de la chinoise clandestine mais bon) et Abdel, cet homme là. Le soir du réveillon, nous avons volé du champagne, du saumon, du chocolat chez Selfridge’s. Nous nous offrons nos larcins respectifs. Un Rouge Intense de Chanel pour mes lèvres gercées. Un robot japonais collector pour l’esprit infantile d’Abdel. Un Noël de paradoxes.
Noël à Matongé. Matthieu et moi plutôt heureux dans ce grand appartement. La veille de Noël, dans la nuit, alors que nous n’avions pas de co-locataire durant cette période, j’entends marcher dans le salon. Des pas feutrés mais décidés. Je m’auto-éjecte du lit, cours dans le salon et tombe nez à nez avec un homme trapu, manteau de cuir épais, bonnet noir, peau noire et gants noirs. Nous sommes tous les deux surpris, sauf que je prends rapidement le dessus en l’insultant de tout mon coffre. Enculé, dégage de chez moi!!!! Et je hurle si fort que je ne m’entends plus. Matthieu, alors réveillé, croyant que je m’étais fait mal (son sommeil était lourd, il n’avait pas réalisé que je ne disais pas enculé dégage de chez moi à une écharde de parquet ou à un pied de table qui aurait cogné mon pied), hurle à son tour de la force de la peur, tel un Troll des Montagnes enragé. Le gars file en courant, j’ai envie de croire qu’il était penaud mais ici, mon orgueil laisse parler ma pensée. Matthieu saisit un couteau dans la cuisine et court nu après le gars. Je vérifie qu’aucun acolyte ne soit dans l’appartement. Rien n’a été volé, tout était là à portée de main mais rien. 3 portes d’entrée avaient été enfoncées et ce ne sont que les pas du gars que j’ai entendus. Nous avons regardé le Père noël est une ordure le soir même pour conjurer le sort.
Cassius a 6 mois. Son père et moi avons organisé une rencontre au sommet entre les parents. Nous achetons une caméra pour filmer ce que nous croyons vivre. Evidemment, nous nous attendons à un mix entre Festen, Strip Tease et Le noël des Muppets. Seulement, tout se passe merveilleusement bien, comme si l’esprit de noël avait assommé tous les schémas délétères, les non-dits mortifères de nos familles. Un noël avec des jeux, des conversations douces et denses, les souvenirs des noëls précédents, des cadeaux pas trop à côté de la plaque, bref, quelque chose qui ressemble à l’osmose. Finalement, tout tourne autour de Cassius et de la nostalgie. Nous sommes évincés du processus magique et devenons spectateurs d’un Noël fabuleux… jusqu’au réveil. Un noël antidérapant.
Un noël, seule, enfin. Un repas léger, une comédie musicale, un film d’amour, un livre ou un autre, nue dans un lit dans un lieu d’accueil monastique dans la campagne perdue. Un vent en rafales, une pluie en drache, un silence digne, une nuit devant moi. Je m’endors à l’aube, transportée par des pensées vers moi et le monde. Je n’ai pas parlé à personne pendant 3 jours avant et 3 jours après. La nécessité du silence comme garde-fou. Un noël en bonne compagnie, la mienne.
Là, Ce Lui dormant encore. Quelques petites choses à manger prêtes pour nos bouches et nos doigts. Un américain à Paris sur BBC. Une maison rangée, nettoyée. Des loupiotes allumées à l’intérieur, les rideaux encore un peu tirés. Une demie vue sur des gens s’affairant dans mon avenue. Des pensées vers ceux qui manifestent le lien. Mon bras, juste tatoué par certains, un peu enflé, bien vivant. Des documents administratifs en attente, des projets prévus pour 2013 qui attendront 2014 ou 2046. Des colères sans retenue pour quelques uns. Des amours sans retenue pour quelques autres. Une forme de justesse dans le corps, même si trop gros, trop large, trop dense. Bientôt la vie. Déjà la vie. Une envie de terminer ce texte, de rejoindre ses bras. Simplement. Là.
Emmeline/Milady
24 décembre 2013.