… mais je voudrais bien chanter …

« Tout est substituable. Tout est remplaçable. Tout peut mourir et disparaître : derrière, il y a toujours les remplaçants, un peu comme dans les fêtes foraines, ces figurines qui s’abattent après chaque tir de carabine et qui sont immédiatement remplacées par d’autres, d’autres toujours et encore. Il n’y a donc rien qui oblige à vivre et rien qui n’y oblige pas. Tout, ou presque tout est msensonge, puisque les choses tombent ou peuvent tomber. La seule chose fiable est cette soif de quelque chose qui fait vivre. Mais elle n’est pas totalement fiable car elle doit coexister avec d’autres faims, d’autres soifs, alterner avec elles, et elle peut disparaître plusieurs années avant de réapparaître.

 

Je ne crois en rien de ce qu’on m’a enseigné. Rien ne m’importe. Peu m’importent, en particulier, les conventions, et dieu sait comme on peut être conventionnels, jusqu’à en être infectés.

 

Même être jeune est pur conventionnalisme. Tout comme la rébellion et l’anarchie puériles. Le mythe du poème. Le mythe de la culture. Même le communisme et le socialisme de mes amis ne sont que pur conventionnalisme nauséabond. Comme s’ils pouvaient changer les choses en parlant et en refusant. Je suis contre. Ni religion ni politique ni ordre ni anarchie. Je suis contre ce qui nie la vraie vie. Et tout la nie justement. C’est pour ça que j’ai envie de pleurer et que je n’en ai pas honte, ou plutôt si, j’en ai honte et j’ai envie de me cacher et j’ai même honte de vouloir ne suicider.

 

Les luttes et les querelles poétiques de Bs. As. me font rire maintenant que je suis loin. Art d’avant-garde, sonnets de rimailleurs du dimanche. Tout ça est tellement imbécile. Minuscules, ponctuation et rime. C’est un peu comme si quelqu’un se réveillait un matin avec l’envie de s’asperger d’alcool et de s’immoler par le feu parce que les mots ne veulent rien dire et que le langage est pourri, qu’il est impuissant et sec. Mes jeunes amis avant-gardistes sont aussi conventionnels que les professeurs de littérature. Et s’ils aiment Rimbaud, c’est à cause de l’émerveillement que suscitent en eux certains mots qu’ils ne pourront jamais comprendre. D’ailleurs, ceux qui se prêtent à ces querelles littéraires sont ceux qui sont satisfaits et bien établis. Ce n’est là qu’une activité secondaire pour eux, un hobby nocturne, auquel ils se livrent en se prélassant dans leur lit et en sirotant du café ou du whisky.

 

Tout ça est tellement ridicule. Et moi alors, moi aussi j’ai parlé. Moi aussi j’ai ouvert ma gueule et elle s’est remplie de miasmes. Mais maintenant je sais. Je sais que tout m’est égal. Je sais que rien ne m’est égal et que je veux crever, brûler, exploser. Tout ça, ce n’est pas la vie. Ce n’est pas la poésie. Je veux chanter et il n’y a rien à chanter, personne pour qui chanter. Il n’y a que de la merde, et la merde, on l’insulte.

Mais je voudrais bien chanter »

 

Alejandra Pizarnik, Journal, 24 novembre 1960

 

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(photo prise par NM)