« Le seul ennemi qu’il faut avoir, c’est celui qui ne voit pas le problème »

Entretien avec Marielle Macé : « Le seul ennemi qu’il faut avoir, c’est celui qui ne voit pas le problème » (2/2)

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Pour retrouver la première partie de cet entretien avec Marielle Macé, cliquez ici.

En août, Marielle Macé publiait Sidérer, considérer. Migrants en France, 2017 (Verdier). Nous avons souhaité nous entretenir avec elle. Dans la première partie de la discussion, il a été question d’une attention à réveiller, pour et vers les vies ravagées des migrants. Marielle Macé nous porte à voir dans la colère attentive l’un des pouvoirs de la littérature. Il s’agit de comprendre comment le littéraire a à s’engager, et de faire l’inventaire des outils dont il dispose. 


Elise Tourte : Vous intituliez une conférence consacrée à Michaux lors d’un colloque à Genève en 2016 « La vie se débat dans ses formes ». Pour moi, il y a là quelque chose d’une pente glissante. En travaillant, à partir de Michaux précisément, sur la nécessité d’un espace propre, j’ai pris conscience des dérives possibles d’une telle affirmation. Entre revendication légitime de sa forme, et repli défensif, dont la manifestation la plus récente et la plus extrême est le fameux « On est chez nous » scandé par les militants du Front National, comment établir la distinction ?

Marielle Macé : Justement, tout mon travail consiste à faire de la question des formes de vie non pas l’expression d’une identité (« mon style », « ma forme »), mais l’arène d’un débat, d’un débat sur ce à quoi l’on tient, sur la vie dont on veut. Parler de « styles de vie », de « modes de vie », c’est toujours affirmer des préférences ou des refus. Il est évident que chacun prend ici son parti, et c’est cela que je voulais manifester : la conflictualité de ce vocabulaire, les occasions de sa confiscation même. Lors des attentats de 2015, il a été beaucoup question de cela : on attaquait « notre style de vie », et les réflexions les plus fortes m’ont semblé être celles qui ne refermaient pas sur « nous » ce « style de vie » comme un enclos, mais comprenait qu’une partie de « nous » s’était retournée contre « nous », et que là était précisément la tragédie collective. J’aurais pu, dansStyles, partir des chauvinismes, des revendications de droite, de slogans des militants de la « Manif pour tous » par exemple, qui ont été parmi les premiers à se réapproprier (à confisquer en quelque sorte) ce vocabulaire des formes de vie : « on attaque notre mode de vie », ou de Bush fils déclarant que « The American way of life is not negociable ». Mais la question des formes de vie n’est justement pas toujours l’objet d’une revendication affirmative ; Bailly la prend au sérieux comme un problème, pas comme un slogan. Les anthropologues du contemporain aussi, évidemment. Chez Michaux, elle est l’objet d’un tourment, d’une inquiétude permanente (comme dans le mouvement des Places, il me semble, où c’est l’espoir critique d’« autres manières de vivre » qui est en discussion), et c’est ce tourment, cette sorte de nervosité et la façon de la traquer en soi-même comme au dehors qui est intéressante. La nervosité de Michaux, comme celle de Baudelaire lorsque l’on empiète sur leurs territoires, est l’autre face d’un immense appétit pour le dehors, d’un désir de sortir de soi, de recevoir quelque chose du dehors. Chez eux,  pas de revendication (surtout pas de revendication de ma forme, de mon style), mais la conscience d’un tourment. C’est bien différent du fait de dire « On est chez nous »…

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Michaux affirme en fait sans cesse une non-coïncidence entre le moi et le style : « Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne puisse plus suivre. »[1]. La vie « se débat », je ne saurais pas aller très au-delà de cette formule, elle ramasse poétiquement ce que j’ai à dire, ce sentiment que la vie tout ensemble s’essaie, se démène, tente des sorties, se libère, et est en dispute constante avec elle-même. L’intérêt d’une stylistique de l’existence me semble résider là, bien plus que dans l’identification entre un individu (fût-il collectif) et un/son style — qui a été l’impasse de certaines tentatives esthétiques et/ou anthropologiques (comme celle d’Alfred Kroeber) pour faire émerger des « styles nationaux ».

Par rapport aux migrants, beaucoup de campagnes de sensibilisation insistent sur l’idée selon laquelle « ça aurait pu être nous ». [C’est le cas du spot du Collectif pour une Nation Refuge, réalisé par Mathieu Tribes et avec les acteurs Mathieu Kassovitz et Marina Foïs, N.D.L.R.]. Estimez-vous que ce discours est efficace ? Comment sensibiliser ?

« Ca aurait pu être nous », ce n’est pas une mauvaise façon de le dire. Ça a été nous, d’ailleurs ! Je ne sais pas si ces campagnes sont efficaces, je n’en sais rien. Mais je pense peut-être plus utile d’entrer dans une démarche de description, d’attention aux expériences réellement vécues, c’est-à-dire de prendre acte des vies vécues (et de considérer par là que ce sont les migrants qui aujourd’hui sont souvent les grands vivants), plutôt que de nous mettre à leur place, de nous dire que nous sommes nous aussi précaires et fragiles qu’eux. Sans doute la politisation de cette question vient-elle davantage du fait de considérer des vies réelles, de reconnaître dans la plupart des migrants des héros, plutôt que de cet exercice mental consistant à nous déguiser nous-mêmes à nos propres yeux en êtres précaires ou fragiles (que nous sommes évidemment d’une façon ou d’une autre, dans notre interdépendance, mais pas du tout avec la même signification politique). Le vrai changement de regard n’est peut-être pas celui qui consiste à avoir fictivement peur pour soi, en se mettant « à la place de », mais à reconnaître dans les autres, tels qu’ils sont, des sujets politiques, les sujets de vies véritablement et intensément vécues, alors même qu’elles sont très souvent invivables.

Donc ne pas se mettre à la place …

En effet, mais plutôt « faire une place », en se demandant comment la faire vraiment. Faire une place plutôt que de jouer à deviner ce que cela nous ferait de la perdre, cette place que nous avons, nous qui justement avons une place. Cela implique de voir comment les migrants eux-mêmes s’organisent politiquement, tentent des vies, tentent des liens, ont à reformer leur quotidien dans un campement. Ce mouvement me semble plus légitime que celui de retourner la pitié contre soi-même, en faisant « comme si ».

Jean-Luc Nancy publiait en 2016 un essai intitulé Que faire ?[2]. On ne peut s’empêcher de relancer la question à la lecture de votre ouvrage. Mais dans un même temps, on se prévient d’attendre des intellectuels qu’ils apportent des réponses claires à une telle interrogation pragmatique. Comment cette question agit-elle, réagit-elle sur vous ?

Dès que l’on se rapproche des situations, que l’on part d’elles, que l’on s’intéresse  par exemple à ce que font les gens dans les associations ou de façon privée, on voit que des tas de choses se font, en dépit de la criminalisation de l’accueil. Que faire ? Il faudrait déjà se mettre à l’écoute de ça, prendre acte de l’hospitalité qui a déjà lieu lorsqu’elle a lieu, et s’élever contre les barrières juridiques et politiques qui lui sont opposées. Beaucoup de gens font beaucoup de choses ; ce n’est pas comme si l’on était dans une absence totale d’action, c’est plutôt qu’il faudrait donner davantage d’écho et d’éclat à des tas de choses qui se font déjà, qui se murmurent, qui s’essaient. Je me sens très proche du PEROU, que je cite plusieurs fois dans le livre, ce collectif qui œuvre dans les campements, en essayant de partir de ce qui existe et d’en prendre soin, et qui pour la Nuit blanche s’est par exemple acharné à lire un fleuve de récits, les récits de gestes d’hospitalité qui ont effectivement lieu sur le territoire français, qui pourraient passer sous le coup de la loi comme délit de solidarité. C’est pour ça que la tâche de description et la tâche de qualification sont essentielles : décrire ce qui a lieu, bien qualifier les vies, les gestes, les traiter avec justice, ce serait déjà bien. Partir de ce qui a lieu, faire connaître l’héroïsme migrant, le saccage, mais aussi la réalité de l’accueil quand il a lieu, ce serait déjà bien. Dresser face à face l’héroïsme migrant et cette chose exorbitante qu’est le projet de parc d’attraction de l’Heroic land, dont nous parlions il y a quelques minutes. Honorer ce qui se fait (il y a là évidemment quelque chose de l’ordre du bricolage dont vous parliez aussi tout à l’heure), le protéger, le soutenir, l’augmenter.

La réponse que donne Jean-Luc Nancy à la question « Que faire ? » est celle-ci : poser la question, c’est déjà une forme d’action. Il faut laisser résonner cette question, c’est déjà faire. Ce que vous dites me semble convergent : vous dites qu’il faut montrer ce qui est déjà fait, l’éclairer, le rendre visible. La question « Que faire ? » se pose à plus forte raison pour les littéraires ou les intellectuels. Dans Styles. Critique de nos formes de vie, vous donnez cette définition du littéraire : « celui qui veut voir les formes, à même la vie ; et plus encore peut-être : celui qui est susceptible d’être emporté, atteint, altéré et même blessé par les formes. »[3]

Oui, pour moi la disposition littéraire, même au quotidien, c’est cela, et c’est presque une maladie de l’attention, c’est le fait être affecté d’un excès d’attention.

D’une hypersensibilité ?

Oui, si vous voulez, mais il faudrait entendre autrement ce mot, lui donner quelque chose de combattif, de non-mièvre. C’est pour cela qu’« irritabilité » me plaît.

Mais on a tendance à considérer l’irritabilité dans un prisme négatif.

Ce mot est pourtant intéressant. Il est par exemple repris par Baudelaire à Poe, pour parler de la capacité des poètes à débusquer le faux et l’injuste. Et c’est un mot du vocabulaire médical, qui parle du rapport à cette enveloppe qu’est la peau, et de la possibilité du contact, et du tact. L’irritable, c’est le contraire de l’indifférent ; c’est celui à qui « ça fait toujours quelque chose ». Le seul ennemi qu’il faut avoir, c’est celui à qui « ça ne fait rien », qui « ne voit pas le problème ». Qui ne voit pas le problème à dire « nous nous sommes séparés de » quand on doit dire « nous avons licencié », par exemple. L’autre jour, dans je ne sais plus quelle émission de radio, deux personnes, avec insistance, tenaient chacune le cap de leur phrase, ouvrant deux mondes ennemis : il y avait celui qui voulait appeler un licenciement un licenciement, et celui qui persistait à l’appeler une séparation. L’ennemi, ici, c’est celui qui ne voit pas le problème à dire « séparation » — ou plutôt, il le voit, mais dans sa façon de parler et de voir, il soutient justement ce monde-là, celui où un licenciement s’appellera une « séparation ».

Dans Styles encore, vous dites vous intéresser « non à des formes mais à des formes qui valent la peine »[4]. Comment cette exigence, cette attention aux formes infuse-t-elle dans votre carrière de professeur, comment la transmettez-vous ?

« Quant au bras gauche, rentré dans le rang, j’allais l’oublier. Il ne fallait pas. Il ne fallait pas non plus sottement l’éduquer, tenter d’en faire un deuxième droit. Ni surtout de la main gauche faire une imitation de la main droite […] Je tenais à entretenir sa différence. Sa personnalité, il fallait la faire mieux sortir, s’établir. Danse de la main gauche. Mime de la main gauche. Style de la main gauche. Quel plaisir ! Quelle conquête de la mettre à s’exprimer, à être elle-même, gauche franche, uniquement ‘gauche’. […] On a besoin sans doute de sa capacité à être en retrait, inactive, subsensible, d’une certaine façon étrangère, lointaine, non participante, parente du végétatif, du secret, de l’envers. »

(H. Michaux, « Bras cassé », Face à ce qui se dérobe, Œuvres complètes t.III, Paris : Gallimard, 2004, p.876-877).

Les formes qui valent la peine, ce sont celles dans lesquelles nous engageons le sens de nos actes, celles qui valent la peine qu’on y place son effort, qu’on « y mette du sien ». Et en effet, c’est cela, pour moi, la question du style élargie à la vie elle-même : se rendre capable de percevoir les formes comme des idées de vie, de la vie qui nous importe, celle que nous souhaitons défendre ou celle que nous voulons combattre.

J’enseigne dans une université de sciences sociales [l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, N.D.L.R.]. Il n’est pas évident que l’on doive s’y intéresser aux formes littéraires ; mais c’est ce nouage entre formes, vies et pensées, que je cherche à transmettre. Il s’agit pour moi de rendre les étudiants sensibles à des configurations littéraires comme à des idées de vie, où quelque chose de la langue et de son audace se noue à des propositions d’existence, à des univers de valeurs. J’essaie de partager avec eux la conviction qu’une phrase, c’est toujours une proposition de vie. La façon dont Michaux décrit sa blessure dans « Bras cassé » ouvre par exemple quelque chose de cet ordre : la proposition d’un corps, d’une expérience du corps, d’une autre façon de se servir de son corps. Il parle de la perte de l’usage de son bras et de la découverte de son « style gauche », et il décrit la blessure comme la chance d’être tourné autrement. Comment le suivre dans la voie qu’il ouvre ? J’essaie de montrer aux étudiants qu’une phrase est toujours une piste d’existence, que l’on doit « suivre » pour savoir jusqu’à quel monde elle nous conduira. Dans le cas de « Bras cassé » d’ailleurs, dont je parle très souvent, j’ai été amusée et un peu honteuse de me rendre compte un peu tardivement qu’un « bras cassé », cela veut surtout dire quelque chose socialement, professionnellement : c’est un fainéant, un inutile, un « malformé » ; et cela trouve des résonnances passionnantes, explosives pour une société libérale ! Le poème de Michaux nous demande d’être attentif aux valeurs de vie (de vie « autre ») qui se jouent dans un corps « gauche ». Quelqu’un ici a perdu l’usage de l’une de ses mains, la plus puissante, la plus adroite, la plus capable, il explore un nouveau style d’être, ce qu’il appelle son « style gauche », « l’homme gauche » en lui, et il nous contraint à nous poser toutes sortes de questions sur la maladresse, sur la performance, sur tous les corps différents qui existent et coexistent dans un monde social, sur tous les corps différents par lesquels chacun de nous aussi peut passer, et sur le nouvel usage de soi qu’on pourrait y gagner, qui n’est pas forcément, mais alors pas du tout, celui d’un corps triomphant.

Dans mon enseignement, au long d’une année de séminaire, je m’arrête de cette façon-là sur quelques textes, pas forcément nombreux, que j’essaie de déployer comme des univers de valeurs, dans lesquels le lecteur doit s’ébattre longuement pour prendre la mesure de la grandeur de la littérature, qui est d’offrir des terrains où explorer le fait même de vivre. Je construis un parcours à travers quelques textes de poésie, de philosophie, de politique, de sciences sociales, et je m’efforce de faire rayonner les textes littéraires dans ce vaste univers, pour montrer qu’ils ont leur brillance propre. Je n’ai pas une bibliothèque littéraire immense (je ne fais pas partie de ces gens qui ont tout lu), c’est plutôt que je ne cesse de relire, de « repotentialiser » (pardon pour la laideur de ce mot) des textes ; ils gonflent et regonflent périodiquement dans ma réflexion, et m’indiquent un chemin. Depuis six ans, je ne fais presque que commenter « Bras cassé » ! Et depuis que j’ai une lecture politique, viscéralement anti-libérale de ce poème, c’est comme si j’avais reçu une secousse de plus, qui réengage mon travail, me requiert.

Entretien préparé par Elise Tourte
Propos recueillis par Elise Tourte


Pour retrouvez la première partie de cet entretien, cliquez ICI

Notes :

[1] H. Michaux, Poteaux d’angle, O.C.III, op.cit., p.1055.

[2] J.-L. Nancy, Que faire ?, Paris : Galilée, 2016.

[3] M. Macé, Styles, op.cit., p.52.

[4] M. Macé, Ibid., p.34.

Un commentaire

  1. J’aime beaucoup votre blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte. blog très intéressant. Je reviendrai m’y poser. N’hésitez pas à visiter mon univers. Au plaisir

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