Dé-Ra-Ci-Nés

Lors de la soirée DALVA & YA$KA présentent « Déraciné.e.s » – Projection Room (Bruxelles) Mamadou Mo (Modou Ndiaye, porte-parole de la Voix des sans papiers de Bruxelles et de la Coordination des sans papiers de Belgique) alias Mo dans le dialogue et Milady Renoir, poétesse soutien de la lutte des sans papiers, alias Mi, ont lu ce texte qu’iels ont co-écrit.
Il évoque qqs enjeux des alliances possibles, entre paradoxes et complexités, entre poésie et politique.



Ra
Ci

MO
Léger sur la langue

MI
Lourd dans le cœur.
Modou,
quel déraciné es-tu?

MO
Racines de plusieurs territoires
Monde en effet miroirs
Je suis là bas chez moi
Je suis ici chez moi

MI
On t’a dit
in-té-gra-tion
Ou plutôt
Dés-in-té-gra-tion
On t’a dit
Pas ici ni maintenant
Toi, tu dis
Maison partout
Justice nulle part
Brutalité partout
Solidarité au placard
Je me dis
Avec ces violences,
Tu renfermes ton passé
Ou
Tu renforces ton présent?
Quelles racines te poussent encore ?

MO
les gens qui ont grandi ici
qui ont si peu la connaissance de leurs origines
Sont-ils déracinés?
Je me demande
De quel terreau se nourrissent leurs racines?
Moi
je ne me sens pas déraciné
Je vis dans deux villes qui font planète
De ma parcelle à Bruxelles
Dans Dakar et dans le hasard

MI
Ton récit est celui d’une des mille traversées
Un principe actif chez les sans papiers
Je sais que quand tu dis JE tu dis NOUS
D’où es-tu quand tu dis tu?

MO
Je vous parle de la Voix des Sans Papiers
Mon village sans frontières
J’y entends ma langue wolof
et des langues limitrophes
Encore,
je mange wolof, je dors wolof, je ris wolof
je savoure les plats cuisinés comme au pays
Je parle du pays avec ceux de là bas et d’autres d’ici
C’est nous et vous et moi et toi

MI
Lan moy sa thiossane?

MO
Je dis JE quand je foule les rues de Bruxelles
Je dis JE quand je dois m’adapter, virevolter, esquiver
Je dis JE avec prudence mais aussi de toutes mes forces
Je n’ai pas jeté mon histoire au crématorium
Je suis mon histoire,
je parle avec elle,
Man may sama thiossane
Je lutte pour ce que je suis
Ma mémoire est remplie de data noire et blanche
Je ne veux effacer ni la source, ni le fleuve
J’ai le souffle long et le buste robuste

MI
Redis nous de quel nous tu parles?

MO
Nous?
Nous sans papiers, nous africains, nous afro descendants,
nous noirs, nous nègres, nous debout devant vous

MI
Modou,
Qui a tenté de couper les pieds et les mains de l’Afrique?
Qui a déplacé les ailleurs?
Qui a pris le temps de brûler le temps?

MO
Les caravelles de l’homme blanc!
Les vaisseaux négriers de l’homme blanc!
Le mensonge de l’homme blanc!
La fausse mission du dieu blanc!
Les dictatures orchestrées par les blancs!
Les présidents marionnettes aux peaux noires, aux masques blancs!
Et quelques femmes blanches aussi.

MI
Les systèmes sont visibles
Les œillères sont risibles
Les tribunaux n’ont pas encore eu lieu
Les peuples n’ont pas encore eu mieux
Je cherche l’endroit qui ne dilue pas
Je cherche l’espace qui ne participe pas

Ra
Ci
Nés?

MO
la main d’œuvre forcée, le fond de la cale, les champs de coton, de café, de bananes déracinent
les prisons remplies de noirs et de basanés nous déracinent
Les centres fermés remplis d’exilé.es forcé.es nous déracinent
La peine de mort rapide ou lente nous déracine
Youtube qui remplace le griot nous déracine
Facebook qui remplace l’arbre à palabres nous déracine
La catastrophe climatique dévastant déjà le Sud nous déracine
La surpêche de nos côtes et de nos corps nous déracine
La disparition de la charrue et de la daba nous déracine
Les pesticides interdits au nord et refourgués au Sud nous déracinent
La spoliation des terres de nos paysans et paysannes nous déracine
Les push-backs au bord des déserts nous déracinent
les fonds de la Méditerranée, nouveaux zoos humains nous déracinent
nos récits bannis et niés et reniés nous déracinent
Tu m’entends?
Et toi, Emmy, toi qui sais déjà tout ça
Es-tu déracinée ?
Une européenne, une blanche, peut-elle se sentir déracinée ?

MI
Je ne connais pas mes racines
Ou plutôt si mais que je ne me revendique d’aucune tige d’aucun pistil
Modou, de mon privilège de naissance au Nord
j’ai cette chance ou cette désinvolture
D’avoir pu choisir l’élagage et la perte
Je me suis auto déracinée
J’ai fait muter les rhizomes,
J’ai accueilli d’autres atomes
J’ai coupé court

J’ai grandi d’autres territoires
J’ai appris à considérer mon lieu de naissance
comme un vrai trou du cul du monde et pas comme l’anus solaire
Mes exils ont été super faciles, en 1ère classe

MO
Alors,
à quel moment le déracinement te titille ?

MI
Je ne suis pas une nomade
Je ne trotte pas le globe
Ni n’arpente ni ne circonvolutionne
Je ne voyage pas,
je n’ai pas “fait la Thaïlande et traversé le Sénégal”
Je ne cherche pas l’attachement
L’assignation ou la nostalgie
Ni cordon ni cordeau
Mon corps est ma patrie
Mon esprit est mon astéroïde
Je tire moi-même mon autoportrait
J’ai mûri entre cages d’immeubles et tiroirs caisses
Longtemps assise entre dépits et cruautés
Ici, tout grouille; tout est charcuté, labouré jusqu’au noyau
Rien ne dessine un pays en moi
Ma peau en sommes et soustractions.
JE ponce le derme du drapeau
JE décape le duvet de la devise
Modou
Je t’offre un voyage en turbulences

MO
Sais-tu t’asseoir
Respirer
et te regarder pousser?

MI
Y a le temps qui passe
L’eau sous les ponts
Celle dans les poumons
Les états Nations qui s’ramassent
Et moi,
j’ai pris le creux de la vague,
Les petites victoires et les grands obstacles

Modou,
A quoi penses-tu?

MO
Je pense au loin
Les échos de la voix silencieuse de mère Cissé m’enracinent
Les murmures guérisseurs de mon grand-père Cheikh m’enracinent
Les chimères de Cheikh Anta Diop, de Frantz Fanon, d’Aimé Césaire
m’enracinent
Les résistances d’Aline Sitoé Diatta et Semira Adamu m’enracinent
Les actions d’Emery Diyabanza pour la restitution des oeuvres d’art pillées en Afrique m’enracinent
Ma lutte auprès des Miens m’enrichit, m’incarne, m’enracine

MI
J’entends tes souffles, Modou, tes héritages
Je répertorie ces nostalgies qui ne m’appartiennent pas
Je les regarde avec cette tendre rugosité
Je sais sans voir les écartèlements de tes ancêtres
Je sais les équarrissements perpétrés par les miens
D’où la vigilance
D’où la méfiance
D’où notre alliance

Pas d’ethno-masochisme

D’alliée à complice,
Nous serions les indices
D’une meute en déviation
Lignes droites évincées
Il n’y pas de sens interdits
Et l’amie Julie nous dit
“Avant d’être blanc
nous étions des forêts indociles,
j’étais née sans mémoire
avant que nos frères et sœurs ne nous la rendent.”

De la responsabilité
De la responsabilité
Que diantre!

Tu as un jour dit l’adage
La Vérité n’a pas d’âge
Nous ne sommes pas assis au bord du même ravin
Tout autant
J’entends tes souffles et tes ombres



Ra
Ci
Né?
Même pas.


Ra
Ci
Née?
Finalement pas.

MAIS
En
Ra
Ci
nés.

MI & MO

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