Salut J., à bientôt

Desert rose

Suzy et moi avons perdu une amie, de celles qui font trace et empreinte dans la vie, sans trop forcer le trait, sans trop rayer le parquet.
Elle aurait traversé une trentaine de déserts, une marcheuse hors paires, elle a même été opérée de la maladie des marcheurs, la plante de ses pieds s’étant décollée sous l’influence géologique. Elle a aussi traversé 38 chimios, des déserts peut-être méditatifs, face à ces formes nucléaires de la mort avant la dernière, elle a été opéré plusieurs fois, on lui a retiré des glandes et des cellules et des fragments, tellement le crabe l’a étreinte jusqu’à réduire le rythme du vent.

J. venait à mes ateliers d’écriture, chez Suzy en 2003, au Greenwich Café entre joueurs d’échecs et de go en 2004 et puis dans des lieux inédits, elle m’a suivie, en amitié et en ateliers, elle me faisait des retours bien serrés sur mes pratiques. Elle écrivait les voyages, toujours savoureux et à la fois teintés d’une pudeur qui la rendait proche et lointaine à la fois.

Après quelques années d’ateliers, elle a écrit un texte érotique, elle a mis longtemps à vouloir le lire, elle nous (à Suzy et à moi) a donné l’exclusivité, nous considérant, Suzy et moi comme des connaisseuses du désir. Et là, nous avions pris une claque, comme si un volcan venait de trouver l’éruption, elle avait écrit comme le profond d’elle en un texte qu’elle avait retravaillé plus de trente fois.

Elle habitait un appartement précieux, dans un immeuble comme un paquebot.
Elle portait des vêtements oranges et rouges et des cotons et des lins, et jamais je n’ai senti en elle ni appropriation culturelle ni trafic d’identités. Elle avait la peau tannée et le coeur râpé. Elle a divorcé après la cinquantaine et refusait les amants, disant que rien ne vaut un voyage en solitaire, même si on part en « groupe ».
Elle avait cette délicate attention de se souvenir de ce dont on avait parlé la fois passée, parfois un an quand récemment nous ne nous croisions qu’à un arrêt de bus ou un rayon d’épicerie bio.
Mon dernier souvenir d’elle est un corps en creux, permettant déjà l’idée d’absence de marcher à ses côtés. Une cicatrice bourrelée dans le cou, une peau jaune pas poussin et une natte de cheveux même plus vrais. Tout tenait à un fil. Elle roulait encore son clope fin avec son roule-cigarettes en tissu rouge, évidemment.

Elle avait milité auprès de ceux appelés clandestins, auprès de femmes qui brûlaient leurs soutifs, auprès de ses enfants pour qu’ils soient au mieux avec l’idée d’un monde vaste.
J’ai aimé J. avec l’écriture, avec l’amitié, avec sa présence aux soirées filles avec un cerveau (chacune) quand elle disait tant en peu de mots et avec si peu de précaution.

Ces quelques mots déposés à vif, sans prose organisée, à peine une heure après avoir appris la nouvelle d’une mort qu’elle a finalement choisi d’orchestrer, après que les hostos et les docteurs dédaigneux et impuissants lui ai retiré le corps, elle garde toute sa noblesse.

J’ai le souvenir de ce qu’elle est.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.