Dès l’âge de me faire à manger seule (8 ans), j’ai pratiqué l’hyperphagie,
ou c’est elle qui me pratiquait.
En grandissant dans un bar-brasserie à grands frigos et à grandes violences familiales et sociales, il m’était aisé de grappiller, chaparder, engranger dans les étagères de vêtements et sous le lit multiples réserves qui finiraient tôt ou tard gobées ou jetées une fois pourries. Barres chocolatées, sandwichs en baguettes-entières-rillettes-cornichons ou fromages et beurre (salé).
Toute matière dense lactée était la plus fréquente; « mes » casseroles de crème pâtissière vanille avec toujours la même recette issue du livre de recettes de Ginette Mathiot

, ouvrage reçu comme cadeau de trousseau pour un mariage que je n’accomplirai jamais, furent les chevilles ouvrières de mes nausées.
Rituel du secret, de l’urgence, autant celle de saisir la crème en évitant les grumeaux, de la visibilité que celle d’avaler, de gaver le gosier et toute la tuyauterie jusqu’à l’orée, de sorte qu’aucun air, aucun centimètre soit libre. Puis, faire la vaisselle, récurer, plonger les doigts dans le fond et gratter de paille de fer pour qu’aucune ligne caramélisée ne teinte le prochain plat cuisiné dans cette casserolle.
Prétexter ne pas avoir faim au repas suivant; passer pour quelqu’une qui fait un effort cette fois là. Chaque fois, cet apparent manque d’appétit constellé de remarques désobligeantes et essentialisantes, je laisse, à présent, ces phrases dans les bouches de celles et ceux qui les crachaient.
Je piquais régulièrement des thunes dans la caisse du café: Acheter des clopes pour les potes, payer des avortements de potines (4 quand même), « offrir » des cadeaux aux plus âgés de l’école dont je voulais l’amitié, la protection… autant de déviations possibles pour dépenser l’argent de ceux qui me consumaient. Parfois, cadeau « pour moi » aussi: aller à la boulangerie de la gare, choisir les 4 plus grosses religieuses au chocolat, jouer à la fille du café qui-vient-chercher-des-desserts pour le repas de famille, lequel n’avait que trop rarement lieu « parce que la vie de café ne permet pas de s’assoir ensemble en même temps », m’enfiler les 4 pets de nonne joufflus derrière le portail, sniffée par les berges de garde, assise par terre, comme pour m’y engouffrer.

Cet exercice appliqué et ce plaisir étrange de mentir vrai, mécanisme hybride nouant dévoration et disparition, principe actif efficace. Il m’a souvent facilité le manque d’accès au réel. Être en deçà de la sensation permet d’éviter d’y / de penser. Quand le foie et l’estomac, crispés, engoncés, enflés prennent la place des ventricules et des neurones, d’abord un apaisement, un vide par le plein. Puis, la nausée, l’étourdissement, en même temps, l’ultra conscience d’être pleine, accomplie d’un acte aussi dissident que déviant. Des années d’hyperphagie, pas encore disparue bien entendu, malgré la pratique intensive de sports (ça ça a disparu par contre), de danse, des rapports au corps sans trop de tabou, des amant.es, des drogues, tout ça n’a pas empêché ce rituel intime, sournois, dissimulé sous le tapis avec les poussières des autres débris.

Entre les « encouragements » à manger beaucoup de la part d’une famille qui s’est toujours vantée de transclasser sa condition précaire en embourgeoisant les tables et multipliant les congélateurs.
Entre les hontes d’être au monde héritées de culpabilités des femmes sans soin ni libérations de ma lignée.
Entre les violences des hommes prédateurs noueurs de mes nerfs et dermes qui, dans leur secret et mon silence, erraient entre mes plis pré pubères.
En plus d’un métabolisme lent et d’un tempérament peu digeste, le devenir grosse fut ce plus que plausible pour ne pas plaire. À moi plus qu’aux autres.
Dégommer le corps, le saboter en le croissant en forme, décroissant en fond, en le mettant autre, en l’injonctant à être signifié « rebuté ». Ça ne m’a pas (toujours) empêchée de jouir, ni de danser, je suis partie des zones sans défense, presque à temps mais… Mes assiettes sont encore aujourd’hui le théâtre de faux semblants, des territoires d’ultra vigilance, des anecdotes encombrées.
Ceci n’est qu’une version récente de tant de textes déjà écrits.
Qqch presque sans écriture, presque une séance d’exhibitionnisme ou d’exploration.